Hantise intarissable et croque-mitaine légendaire, personnage multiséculaire et pourtant toujours actuel, la « sorcière », à la fois victime et assaillante, pourchassée mais en même temps hostile et menaçante, est une figure centrale de l’imaginaire social, dont l’identité et la signification se déclinent au pluriel. Ses visages, en effet, sont nombreux et variés. Historiquement, d’abord, parce que la sorcellerie en elle-même, plus ancienne que l’Occident chrétien, existait bien avant l’installation des bûchers à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance. Culturellement, ensuite, parce que la sorcière, figure folklorique et littéraire, est vulnérable aux réinterprétations et aux resignifications : comme toute injure ou identité stigmatisée1, elle peut faire l’objet d’une appropriation critique par les héritières de celles qui furent naguère les victimes directes et premières des grandes chasses aux sorcières.
Figures omniprésentes et ambivalentes, aux formes et aux significations historiquement changeantes (la magie est parfois noire, parfois blanche), les sorcières et sorciers courent à travers les siècles, peuplent notre culture contemporaine comme ils ont hanté, sur un autre mode sans doute, nos prédécesseurs. Ils passent d’une œuvre à une autre et défient, pour ainsi dire, les frontières nationales de même que celles, sociologiques, entre les champs de grande production et de production restreinte. On les a vus défiler, par exemple, dans l’univers hautement symbolique de l’œuvre d’Anne Hébert2 ; on les a retrouvés aussitôt, le lendemain, dans des best-sellers qui, comme l’ont été par exemple les aventures de Harry Potter, ont suscité des fièvres médiatiques et emporté l’adhésion d’une génération entière. Si le cinéma n’a pas cessé d’exploiter, depuis le film Häxan de Benjamin Christensen en 19213, le thème de la sorcellerie, les séries télévisées ont elles aussi, depuis Bewitched dans les années 1960 et 1970, ratissé le terrain. Mais les sorciers et sorcières s’immiscent aussi dans nos vies quotidiennes, comme le rappellent ces rituelles et enfantines soirées de la fin d’octobre qui déversent dans nos rues décorées des flots de petites sorcières et de petits sorciers. Héritage imaginaire dont les racines historiques, de toute évidence, méritent d’être brièvement rappelées.
Selon l’historien Guy Bechtel, on peut distinguer deux types de sorcellerie. Une sorcellerie « classique », d’une part, présente dans l’Antiquité et associée à la petite magie-sorcellerie des philtres, de la voyance, de la divination et du contact avec les morts, dont se réclament encore de nos jours certaines « sorcières4 » ; la sorcellerie « diabolique », d’autre part, liée au sabbat nocturne et au maître des enfers, invention proprement chrétienne datant des XIVe et XVe siècles5 et, comme on le sait, fortement réprimée par le feu. Les victimes de ces brûlantes persécutions furent innombrables, au sens propre comme au figuré : c’est-à-dire plus qu’abondantes, très certainement, même si leur nombre ne peut être chiffré avec exactitude – plusieurs dizaines de milliers.
L’avènement de cette sorcellerie diabolique a été longuement étudié. « Sorcière » est le nom et le signe d’une altérité radicale, largement fantasmée, dont la stigmatisation s’enracine non seulement dans un climat de tensions engendré, à la fin du Moyen Âge, par des fléaux et catastrophes populationnelles6 de même que par la Réforme protestante, mais aussi dans une peur du diable devenue oppressante et dans une misogynie entretenue, notamment, par l’Église. À l’époque où les dominicains Sprenger et Institoris font paraître leur Malleus Maleficarum (1487) – l’ouvrage connaîtra de nombreuses éditions jusqu’au XVIIe siècle –, la fièvre démonologique se répand en Europe. Le diable devient, dans l’imaginaire, cet être terrifiant qui règne sur des contrées infernales et qui, en même temps, est tapi, telle une constante tentation, dans les tréfonds de l’individu7. Dans ces conditions, la peur du diable tend à devenir un instrument de culpabilisation de l’individu et des femmes en particulier. Comme l’a d’ailleurs brillamment montré Silvia Federici dans Caliban et la Sorcière, les grandes chasses aux sorcières peuvent être comprises comme la campagne de terreur et de répression ayant accompagné, à une époque où la sexualité féminine entre dans le domaine public pour faire l’objet d’un contrôle régulateur accru (qui préfigure à sa manière le « bio-pouvoir8 » dont a parlé Foucault), la disciplinarisation des forces de travail et brisé, en particulier, la potentielle résistance à la progression des rapports capitalistes9.
Or cette figure de la sorcière, régulièrement revisitée, n’a pas cessé de faire l’objet de reprises, d’appropriations critiques et de réactualisations. D’abord repoussoir, elle a été placée, à l’époque romantique, au centre d’un nouvel héroïsme. De la sorcière, Michelet fut sans doute moins l’historien que le mythographe. Porté par une farouche compassion, le récit qu’il esquisse dans La sorcière (1862), où la verve narrative et polémique de l’idéologue l’emporte nettement sur la rigueur et la sobriété énonciative de l’historien, se porte à la défense du « peuple » souffrant, écrasé par la servitude qui le comprime mais dont il tire en même temps la force de se lever pour contester le pouvoir des maîtres : c’est de la misère et du désespoir du peuple que, selon Michelet, la sorcellerie du Moyen Âge tire son origine. On en vient à Satan « en désespoir de toute chose, sous la pression terrible des outrages et des misères10 ». Les sorcières semblent figurer, sous la plume de Michelet, comme des étincelles, symboles d’un éveil, d’une lumière fragile dans l’obscurité de l’Occident chrétien11. C’est en ce sens que, selon l’expression de Roland Barthes, La sorcière, entre « Histoire et Roman », fonde une « mythologie historique12 », présentant les parias du passé comme les martyrs d’un progrès civilisationnel chèrement payé, porte-étendards des « forces progressistes de l’histoire13 ». Mais la sorcière, mobilisée dans les contes et légendes traditionnels – que l’on pense, au Québec par exemple, au célèbre cas de « la Corriveau14 » –, a également fait l’objet de nombreuses appropriations littéraires. Dans la mesure où, comme le souligne Lori Saint-Martin, la « revalorisation de figures féminines […] dévalorisées par la culture masculine15 » constitue une démarche fondamentale de la pensée féministe, la « sorcière » est aussi devenue, dans les dernières décennies du XXe siècle, un personnage marquant dans l’écriture des femmes.
Nombreux sont donc, dans les productions littéraires et culturelles modernes, les usages, les sens et les visages de la sorcière. Pour des raisons historiques évidentes, la sorcellerie a presque toujours été pensée et représentée au féminin, sa répression ayant, dans les faits, touché beaucoup plus durement les femmes que les hommes : on « appelle cette hérésie non des sorciers mais des sorcières, car le nom se prend du plus important », écrivent en 1487 Sprenger et Institoris16. Mais qu’en est-il de la figure du sorcier ? Comment les représentations de la sorcellerie croisent-elles et posent-elle la question de la « différence des sexes » ? Le sorcier est-il toujours, à l’instar du diable, celui qui possède la sorcière « possédée », bref qui joue le rôle actif de celui qui ensorcèle les passives ensorcelées ? L’étude des représentations du sorcier permettrait ainsi sans doute, en fonctionnant comme une sorte de contrepoint, de jeter une nouvelle lumière sur le phénomène de la sorcellerie, essentiellement associé au féminin.
Mais surtout, comment expliquer la remarquable durabilité et malléabilité de ces figures dans l’imaginaire social ? Quels sont les modulations, les points tournants ou les permanences dans l’évolution historique des représentations de la sorcière et/ou du sorcier ? Cette évolution est-elle, au-delà de l’éparpillement (dans l’espace et dans le temps), marquée par une cohérence globale ? Que deviennent sorcières et sorciers dans la littérature et les arts de la période moderne, du XIXe siècle à nos jours ? Y a-t-il un fil historique ou culturel qui relie les bûchers d’antan aux sorcières de Walt Disney ? De la folie dominicaine aux balais et chapeaux pointus qui défilent, en objets, sur les tablettes de nos centres commerciaux, y a-t-il une continuité ? Quel lien faut-il dessiner entre le sabbat des vieux démonologues et l’Halloween sucrée de nos quartiers résidentiels actuels ? C’est à l’exploration de ces questions que le présent dossier sera consacré.
Les contributions, qui veilleront à replacer l’analyse et l’histoire littéraires dans le cadre plus large d’une histoire culturelle, pourront privilégier tant les études de cas ou d’œuvres particulières que les perspectives historiques ou comparatives embrassant la longue durée. En français ou en anglais (maximum de 30 000 signes, espaces comprises), ces contributions doivent être accompagnées d’un résumé (français et anglais) ainsi que d’une notice biobibliographique et sont à envoyer à Alex Gagnon et à MuseMedusa avant le 1er mars 2017. Prière de suivre les consignes précises du protocole de rédaction.