«Voici un fait; je conçois autre et sitôt, le spectacle est savoureux.»
Victor Segalen, Essai sur l'exotisme
D’un point de vue philosophique, l’altérité se définit comme antonyme de l’identité – le «caractère de ce qui est autre» selon André Lalande; l’opposition entre alter et ego. Serait Autre ce qui se distingue de soi. L’affirmation, si elle dégage des airs de truisme, met en lumière le statut précaire du concept d’altérité. Comme celle-ci s’inscrit nécessairement dans une relation – entre ce qui d’un côté est perçu comme soi (ou comme nous) et de l’autre ce qui échappe à ses frontières – l’altérité n’existe pas comme essence. Elle n’existe pas en soi, mais se construit plutôt dans un rapport. «Personne n’est intrinsèquement autre, il ne l’est que parce qu’il n’est pas moi», écrit Tzvetan Todorov dans Nous et les autres. «En disant qu’il est autre, je n’ai encore rien dit vraiment».
Rien dit… Ce n’est pas tout à fait exact. L’altérisation, c’est-à-dire la construction de l’Autre, a des conséquences matérielles et symboliques bien réelles – du moins quand cette altérisation vise des groupes (les femmes, les homosexuels, les Arabes ou les Noirs par exemple). Et catégoriser celles et ceux qui appartiennent aux Autres représente déjà le début d’une domination. «L'altérité nait de la division hiérarchique, elle en est à la fois le moyen […] et la justification», explique la sociologue Christine Delphy dans Classer, dominer. Qui sont les autres?. «La hiérarchie ne vient pas après la division, elle vient avec […] comme intention.» Cette idée recoupe celle exprimée par Achille Mbembe lorsqu’il postule que toute «science coloniale» s’érige précisément sur la construction de l’altérité et de la différence. Dans Vie précaire, par le truchement de la question du deuil, Judith Butler remarque par ailleurs que différents discours – médiatiques avant tout – ont le pouvoir de déterminer quelles vies sont dignes d’être pleurées dans l’espace public et quelles ne le sont pas, ce qui a notamment pour effet de rendre humain le familier et de réduire politiquement l’existence de qui l’on fait Autre. Il ne suffirait donc pas, pour reprendre l’appel lancé par Julia Kristeva, de se «respecter» dans nos «étrangetés» : c’est la tendance même à fabriquer l’étrangeté qui devrait être remise en question…
Si la seule définition de l’Autre pose problème, qu’en est-il de sa représentation? Benoît de l’Estoile, dans Le goût des Autres, se penche sur un type d’institutions qui se sont construites lors du processus d’appropriation coloniale des continents extra-européens : les «musées des Autres». En suivant les transformations qui modulent ce qui dans l’exotisme a séduit les Français du 20e au début du 21e siècle, de l’«Art nègre» au mythe des «peuples premiers», l’auteur en arrive à une question fondamentale – question qui se trouve au cœur de ce présent appel de textes : que signifie la distinction entre Nous et les Autres? Et inversement, comment cette distinction se fait-elle signe?
Les chercheuses et chercheurs étudiant.e.s en littérature sont invité.e.s ici à réfléchir l’altérisation dans les discours artistiques et littéraires. Quelle forme l’Autre y prend-il? À partir de quelle position l’écrit-on? Comment s’articulent altérisation et énonciation? Quels sont les enjeux esthétiques, politiques et idéologiques qui sous-tendent l’inscription de l’Autre dans les textes? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles répondront les articles du prochain numéro de Postures.
Plusieurs axes peuvent être explorés :
Inclusion/exclusion
Identités/métissages
Traversées/passages/dérives
Violence et altérité
Interprétations philosophiques / féministes / matérialistes / queer / psychanalytiques / postcoloniales / sociocritiques de la figure de l’Autre
Représentations des classes sociales
Immigration/xénophobie
Interculturalité
Imaginaires ethnographiques/anthropologiques
Regard sur l’Autre/regard de l’Autre
Mutations/transformations/métamorphoses
Figures du sauvage/du monstrueux/de l’abominable
Les textes proposés, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis en utilisant le formulaire conçu à cet effet, sous l'onglet «Protocole de rédaction» de notre page web (http://revuepostures.com/fr/formulaires/protocole-de-redaction-soumissio...), avant le 21 décembre 2016. La revue Postures offre un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée. Les auteurs et auteures des textes retenus – obligatoirement des étudiantes et des étudiants universitaires, tous cycles confondus – devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction, avant leur publication.
Bibliographie
Butler, Judith. 2005. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Paris : Éditions Amsterdam, 196 p.
De l’Estoile, Benoît. 2010. Le goût des Autres. De l'Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris : Éditions Flammarion, 616 p.
Delphy, Christine. 2008. Classer, dominer. Qui sont les «autres»?. Paris : Éditions La Fabrique, 232 p.
Kristeva, Julia. 1991. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Éditions Gallimard, 293 p.
Lalande, André. 2010. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses Universitaires de France, 1376 p.
Mbembé, Achille. 2013. Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisé. Paris : Éditions La Découverte, 252 p.
Segalen, Victor. 1999. Essai sur l'exotisme. Paris : Le Livre de Poche, 165 p.
Todorov, Tzvetan. 1992. Nous et les Autres. La réflexion française sur la diversité humaine. Paris : Éditions Seuil, 538 p.