Les impacts des médias de masse ont été explorés suivant une grande diversité de perspectives depuis leur apparition. Plus spécifiquement, la trace laissée dans nos cerveaux par les techniques de captation et de diffusion audiovisuelles est un domaine qui passionne autant les journalistes, les neuroscientifiques et les sociologues que les philosophes. Dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1928), Edmund Husserl considère que notre connaissance des choses relève de notre capacité à faire coexister plusieurs dimensions mémorielles, qu’il s’agisse des traces mnésiques et inconscientes de nos perceptions qui orientent notre aperception (moment vécu), ou de nos souvenirs consciemment sollicités qui leur conservent leur unité dans le temps. Husserl différencie en effet les rétentions primaires, générées par tout acte de conscience, des rétentions secondaires, que notre conscience vise dans le rappel du passé. Dans La technique et le temps (vol. 3, 2001), Stiegler insiste sur les rétentions tertiaires spécifiques que sont les «objets temporels» et leur attribue le pouvoir de changer nos capacités mémorielles. Ainsi, différentes théories (Ginsburg, 2002; Wills, 2008; Besnier, 2009) tentent d’appréhender l’incidence qu’ont les objets temporels sur les manières dont nous sélectionnons parmi nos rétentions primaires des éléments afin de nous constituer une mémoire (rétention secondaire), mais également leur influence sur l’ensemble des critères de sélection (horizon d’attente, Jauss, 1969). Afin de questionner l’effet des technologies d’enregistrement et de stockage sur nos structures culturelles et cognitives, il nous semble donc pertinent de développer de nouvelles approches qui se situent au carrefour de disciplines déjà établies: l’étude clinique des pathologies mémorielles, l’observation des comportements des usagers, l’analyse des œuvres traversées par ces questions, l’enquête sur les développements numériques, etc.
Ce numéro de la revue Intermédialités réunira des textes portant sur les diverses formes d’influence des rétentions tertiaires, d’origine analogique ou numérique, sur notre mémoire, nos modes de perception et nos structures culturelles. Vous trouverez ci-dessous quelques pistes qui sont une invitation à considérer tout autant la singularité des objets temporels, malgré l’identité de leur support technique, que les différences contextuelles d’ordre culturel, économique et politique, comme les interactions entre différents régimes technomédiatiques:
– Description des différents types de matérialités, d’institutions et de techniques impliquées dans la production des objets temporels et leur circulation, suivant une approche historique (histoire de la culture matérielle, anthropologie culturelle, archéologie des médias, etc.) ou institutionnelle permettant de rendre compte de leur accessibilité, de leur usage et de leur intégration dans les processus de mémorisation.
– Exploration de l’influence de l’enregistrement audio ou visuel sur les pratiques artistiques ou culturelles: les nouveaux enjeux esthétiques hérités de la sphère audiovisuelle; les nouvelles modalités de réception d’une œuvre à travers des dispositifs mixtes faisant coexister support fixe et performance en direct; etc.
– Étude de la modification de nos flux de conscience par des modes de diffusion électriques (analogique ou numérique) des textes, sons et images: l’influence d’une œuvre audiovisuelle sur notre perception des choses, altérant un souvenir ou construisant un nouveau point de vue (cliché, prise de conscience, etc.); l’impact de la programmation (site Web, application, algorithme, etc.) sur nos conceptions spatiotemporels; etc.
– Pas de mémoire sans émotions ou sans affects associés à nos perceptions et à nos représentations, pas de mémoire sans émotions ou affects ravivés: ces émotions et affects objectivés et incorporés dans les objets temporels enregistrés, et associés aux rétentions tertiaires, transforment-ils l’ensemble des processus mémoriels impliqués dans un moment vécu, comme notre capacité à nous émouvoir ?
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