Au commencement était le verbe ? Ça se discute. Nos lointains ancêtres arrivaient à communiquer avec des gestes et avec des sons. En les répétant un certain nombre de fois ou en leur faisant subir telle ou telle modulation (plaintive, hargneuse, désespérée, etc), ils inventèrent le rythme. Au commencement donc était le temps, et lorsque l’on joue avec le temps vient le tempo : ainsi le rythme voit le jour. Avec le rythme vient sa petite sœur, la lenteur, qui fut contestée, surtout dans les temps modernes, par un désir d’accélération. Tous trois ont au fil des siècles imprégné le devenir de l’humanité de leur valeur constamment relative à ce qui se passe. C’est à l’examen de cette emprise du rythme et de la tension entre ralentissement et accélération sur nos consciences autant que sur nos us et coutumes que cette quinzième séance inaugurale du CRIST est consacrée. Les paragraphes suivants pourront inspirer celles et ceux que cette thématique séduit.
On pensera à notre environnement terrestre, à ses extinctions, à ses saisons, à ses variations. Les exemples du passé les plus fréquemment évoqués sont la disparition des dinosaures et le mythème fort couru de « la fin des temps ». Des rythmes éprouvés par cette dernière, la Bible dresse son étrange calendrier, à l’instar de multiples épopées. Le rythme est partout, il est la matière du temps, il anime les vagues et squatte l’évolution. Aujourd’hui, l’urgence climatique requiert des mesures à court terme qui s’opposent au temps long de l’anthropocène. Quel rythme adopter quand il faut concilier fin de mois et fin du monde ? La nature est encore maîtresse du jeu, nous assénant une pandémie qui a ralenti le monde tout en mettant au défi la science de développer en un temps record un vaccin efficace. À l’inverse, l’accélération phénoménale des capacités des intelligences artificielles entraîne chercheurs et experts (dont Yoshua Bengio, fondateur de l’Institut québécois en IA) à demander un moratoire temporaire sur leur développement.
Dès ses premiers embryons, la vie en société a été et est demeurée rythmique. L’histoire des calendriers, des fêtes, des organisations, des célébrations est pénétrée de repères réguliers, constants. Sur le plan individuel, toute relation affective doit trouver son rythme, ce qui implique la mise en forme d’une complicité où se pratiquent entre les partenaires des sortes d’oscillations rythmiques. Quant au pouvoir politique, sa force se mesure à son emprise sur les rythmes de l’organisation sociale. C'est dans la société capitaliste que le temps constitue lui-même une richesse, puisque la valeur substantielle d’une marchandise peut être définie par le temps de travail nécessaire à sa production. En d'autres termes, « le temps, c'est de l'argent », comme l’assurait Benjamin Franklin longuement commenté par Max Weber dans son Esprit du capitalisme. À l'aune de ce phénomène, le rythme effréné devient la règle. Les travaux d’Harmut Rosa portent sur cette logique de l’accélération (de la technique, du rythme de vie, de la vitesse des transformations sociales et culturelles) qui marque notre époque. Beaucoup s’adonnent en effet au culte de l’urgence (Nicole Aubert) ou tentent de maintenir le rythme quoi qu’il en coûte, quitte à réduire son temps de sommeil (Jonathan Crary) ou à se sentir à boutte (Véronique Grenier). D’autres font au contraire l’éloge de la décélération qui peut être choisie — changement d’emploi ou de mode de vie —, mais aussi subie — maladie, précarité. Il s’agit de vivre plus lentement (Pascale d’Erm et Elie Joran), de faire un bon usage de la lenteur (Pierre Sansot), de s’intéresser à ces hommes lents qui s’opposent aux cadences imposées par les impératifs de productivité (Laurent Vidal). Prônant un ralentissement de notre rythme de vie, le mouvement slow food initié en 1986 se décline désormais en slow business et slow life. Plus extrême encore, comment appréhender le phénomène des Hikikomori, ces jeunes adultes japonais qui vivent reclus dans leur chambre, ou le mouvement chinois "Tang Ping" (ceux qui restent allongés) ?
Le rythme est aussi absolument nécessaire en littérature et en arts. Il l’est particulièrement, intimement, vivacement en poésie. Sur ce terrain, des critiques comme Lucie Bourassa (Rythmes et sens), Henri Meschonnic (Critique du rythme), Michel Collot (Le Chant du monde) ont souligné sa nécessité et son importance, se souvenant tous et chacun de la sentence de Mallarmé (mais pas uniquement) : « La forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style » (Crise de vers). On dira plus simplement que le rythme est consubstantiel à la poésie, ce qu’ont démontré maints grands poètes en consacrant un recueil au rythme : Andrée Chedid (Rythmes), Jorge Luis Borges (Rythmes rouges), Jacques Réda (La physique amusante : Rythmes, chaos, mythologies). La prose cependant n’est pas en reste, mais elle a d’autres outils que le poème. Elle joue sur la variété des rythmes (Marcel Proust), le compte à rebours (enquêtes policières, Le Tour du monde en 80 jours), la lenteur (Milan Kundera, Ying Chen) ou encore l’inertie (Bartleby, Oblomov). L’univers de la musique est évidemment immense. Le domaine de la chanson accueille forcément le rythme, mais aussi bien souvent le thème de la paresse lié à la lenteur (Henri Salvador, Zaza Fournier, etc.). Le rythme, c’est Mozart, c’est Ravel et son Boléro, c’est sa refonte par Boulez, c’est le rap, c’est un continent d’explorations à lui tout seul. Enfin, dans le domaine cinématographique, le rythme est à la fois moteur de création et objet de réflexion (Les Temps Modernes, incarnation par excellence de la confrontation entre lenteur et accélération)…
Les propositions de communication (un titre et 100-300 mots maximum) doivent être envoyées avant le 14 juillet 2023 à david.belanger2@uqtr.ca(link sends e-mail) . Dans le cadre d’une séance inaugurale, la durée des interventions sera de dix minutes maximum.
La séance inaugurale aura lieu le 8 septembre 2023 à 14h à l'UQAM.