La dimension géographique de la littérature n’a pas eu beaucoup d’importance jusqu’à présent dans les théories littéraires. Pourtant, l’espace est l’une des composantes essentielles du texte littéraire et mérite d’être examiné de près. L’hypothèse qui sous-tend mon programme de recherche est que l’on a largement sous-estimé les liens que l’espace littéraire entretient avec l’espace réel. Je partirai des réflexions menées en géographie sur les rapports complexes que l’homme entretient avec son environnement, sur la composante imaginaire des lieux, sur l’acte de paysage, pour tenter de mieux comprendre l’espace littéraire. Je propose de mettre à profit les trois prochaines années pour mettre au point une approche géographique de la littérature et contribuer ainsi à la réflexion sur l’espace dans le champ des études littéraires. Étant donné que l’une des variables les plus importantes concerne le genre (poésie, théâtre, roman, récit de voyage…) et qu’il est impossible d’envisager autant de cas différents dans le cadre d’une seule étude, je me limiterai à un seul genre, celui du roman. La délimitation d’un cas précis permettra de donner à l’étude une plus grande cohérence. J’ai retenu le réseau hydrographique formé par l’un des plus grands fleuves d’Afrique, le Nil, et la mer dans laquelle il se jette, la Méditerranée. Deux axes guideront mes recherches : les paysages nilotiques et méditerranéens, et la cartographie romanesque. Dans le domaine littéraire, la réflexion sur le paysage a surtout porté sur le récit de voyage, un type de texte où la description joue un rôle de premier plan. J’étudierai les composantes des paysages aquatiques (fluvial et marin) présents dans les romans afin de mettre à jour leurs dimensions esthétique, émotionnelle, mythique, historique et culturelle. En travaillant sur un corpus contemporain, formé de romans publiés après les indépendances, je serai en mesure d’évaluer si l’émergence des littératures francophones post-coloniales a donné lieu à un renouvellement des paysages nilotiques et méditerranéens, et de mieux cerner le rôle du paysage dans l’imaginaire de l’eau. L’étude portera également sur les rapports entre le texte et la carte. Moyen d’expression privilégié des géographes pour écrire les lignes de la Terre, la carte est devenue un objet d’étude multidisciplinaire qui ne se cantonne pas aux limites imposées par la discipline géographique. Cartographier un roman revient à étudier les différents lieux du récit, la manière dont ils sont distribués (notamment à partir des notions de centre, frontière, périphérie), les tensions qui s’établissent entre eux, les toponymes, le parcours des personnages, leurs différentes étapes, etc. Il s’agit donc de révéler les lignes tracées de manière implicite par le roman, et de réfléchir au rôle joué par les fleuves et les mers dans cette configuration spatiale. L’analyse des romans visera à comparer le mouvement affectant les éléments naturels (la force qui propulse le fleuve vers la mer, les phénomènes d’attraction/répulsion des marées) et celui des êtres humains (direction des trajets, projections mentales, peur/attirance envers l’autre rivage). Enfin, une réflexion d’ordre plus général sur la question du mouvement consistera à se demander si ce principe premier de la pensée gouverne également le rapport de l’homme à l’espace.
Cette étude se situe dans le prolongement de mes travaux. Après avoir publié un essai sur l’imaginaire du désert (Pages de sable, 2006), je compte explorer l’imaginaire de l’eau chez certains auteurs français et francophones que j’ai déjà étudiés, comme J.M.G. Le Clézio, Andrée Chedid et Malika Mokeddem, et aborder d’autres auteurs français et francophones contemporains, comme Jean-Christophe Rufin, Bernard Pierre, Amin Maalouf, Vénus Khoury-Ghata et Maïssa Bey. Mon corpus est constitué des romans suivants : Le sixième jour d’A. Chedid (1960), Le roman du Nil de B. Pierre (1974), Léon l’Africain d’A. Maalouf (1986), Étoile errante de J.M.G. Le Clézio (1992), Les fiancées du Cap-Ténès de V. Khoury-Ghata (1996), Au commencement était la mer de M. Bey (1996), L’Abyssin de J.-C. Rufin (1997), N’zid de M. Mokeddem (2001). Ce qui réunit ces romans, à part le fait qu’il sont tous écrits en français par des auteurs aux origines diverses (Algérie, Égypte, France, Liban), est le fait que l’intrigue se déroule dans le bassin méditerranéen et/ou le long du Nil.