La recherche s’appuie sur l’idée que, contrairement aux idées reçues qui la donnent à voir comme un art coupé du monde, la poésie est toujours branchée sur le monde tel qu’il est connu au moment où elle s’écrit. Elle n’a pas à être de combat et n’a pas à être intentionnellement engagée pour être «embarquée» (le mot est de Blaise Pascal) par et avec son temps. Quels que soient les mécanismes de sens qu’elle met en mouvement, quelles que soient ses formes, quels que soient ses thèmes (si elle en a), quel que soit son ton, elle est en interaction dynamique avec l'imaginaire social qui l'environne. Le corpus se compose de l’entièreté des recueils de poésie publiés à ce jour par Anne-Marie Albiach, Andrée Chedid, Michel Houellebecq, Serge Pey, Valérie Rouzeau et Frank Venaille, lesquels couvrent une période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Chacune de ces œuvres a développé au fil des parutions une esthétique singulière tant et si bien que leur ensemble peut être tenu pour largement représentatif de ce qui s’est fait en poésie en France sur les soixante dernières années. Le lyrisme tenu et le travail linguistique des pages d’Albiach, la solennité lumineuse mais inquiète des vers de Chedid, la déglingue ironisée des poèmes rimés de Houellebecq, la spectacularité des voix de Pey, la méticulosité quotidienne de la poésie narrative de Rouzeau, l’espérance blessée mais sanctifiée qui anime les représentations du sujet chez Venaille composent un éventail de tons, de climax, de possibilités rhétoriques, de rythmes, d’inventions langagières qui profilent la variété des réponses proposées par la poésie aux questions que posent l’histoire et le devenir du vivre-ensemble contemporains. En intelligence avec les visées de la sociocritique, tout part d’une analyse interne des poèmes qui se fait au moyen de ressources empruntées à la poétique, à la thématique, à la rhétorique et à la sémiotique. Cette lecture fait apparaître le complexe de sens ouvert par chaque recueil et se concentre particulièrement sur six motifs que les six œuvres cultivent, mais qui peuvent aussi être spécialement rattachés à l’une d’entre elles : le corps (érotique) et la langue ou le corps en langue (Albiach), le métissage symbolique et culturel (Chedid), la marchandisation des affects et des individus en régime de capitalisme de séduction (Houellebecq), la guerre et la violence de l’homme pour l’homme (Pey), la construction sociale et quotidienne des identités (Rouzeau), la revendication politique et ses rapports problématiques avec la beauté (Venaille). La lecture interne des textes est rapportée à un Ideal-type (Weber) de l'imaginaire social français des années 1945-2015, privilégiant le mouvement général de déstabilisation et d’affaiblissement des grands récits de légitimation (gaullisme, marxisme) du passé et les nombreux changements survenus en conjoncture dans les domaines des valeurs, des mœurs, des comportements, des mentalités, des langages sociaux. À partir de là, il est possible de mettre en évidence le travail opéré par les textes sur les emprunts (représentations, langages, images, signes) qu’ils ont contractés envers l’imaginaire social (ces emprunts sont ce que nous appelons «les altérités du poème»). Scandé par des journées d’étude, le projet mobilise plusieurs assistants de recherche. Il débouche sur des articles, des collectifs et un ouvrage de synthèse qui sont à la fois publiés de façon classique et mis en libre accès (par l’entremise d’un site relié au projet, lui-même lié aux sites du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes [CRIST] et du Centre de recherche sur l’imaginaire [FIGURA])