Amorcée dès l’après-guerre à travers Qu’est-ce que la littérature? de Sartre, la conceptualisation politique de la littérature a connu son apogée en France dans les années 1960 par l’alliage structuraliste du marxisme et de la linguistique; elle se perpétue encore chez plusieurs philosophes contemporains qui entendent préserver l’héritage militant de ces années de contestation à la fois politique et littéraire. Paradoxalement, Mallarmé (1842-1898) joua dans cette aventure intellectuelle un rôle majeur. Son œuvre fut convoquée par la quasi-totalité des défenseurs d’une efficacité politique de la modernité littéraire comme figure exemplaire d’une résistance esthétique aux pouvoirs de l’idéologie. Apparue furtivement dans les méditations de Valéry, cristallisée dans l’après-guerre par les commentaires de Blanchot, Sartre et Barthes, redéployée dans les années 1960 par les interventions polémiques des groupes Tel Quel et Change, resurgissant enfin au cours des années 1980 et 1990 dans les gloses philosophiques de Rancière, Badiou et Milner, la figure du « camarade Mallarmé » incarne exemplairement le nouage du littéraire et du politique auquel la pensée française de la littérature ne cesse de faire retour.
Dans la double perspective d’une histoire culturelle intéressée par la gestation, par la production et par la diffusion des représentations socialement partagées, et d’une sociologie de la mémoire soucieuse des usages collectifs du passé et des modalités de sa transmission, cette recherche permettra d’identifier les pratiques de lecture actualisantes mises en œuvre par la théorie littéraire française et de circonscrire, à travers l’analyse circonstanciée des différents avatars d’une même figure du souvenir, l’imaginaire politique et la mémoire culturelle qui la structurent depuis la Seconde Guerre mondiale. Par sa dimension épistémologique, ce projet participera à l’histoire des discours savants sur la révolution symbolique opérée par la modernité littéraire. Il éclairera par ailleurs un moment central de la vie intellectuelle de la France où, selon le romancier Julien Gracq, « littérature et politique ne manquent guère, à chaque fois que reviennent des moments de fièvre, de se tenir étroitement la main ».