Le soulèvement de mai et de juin 1968, qui donne lieu à une grève générale d'une ampleur sans précédent, fait souffler pendant plusieurs années un vent de contestation sur la France. Malgré la répression, une jeunesse militante se lance en quête de révolution: maoïstes, trotskistes et anarchistes forment les principaux contingents du «gauchisme français», qui s'ouvriront progressivement aux luttes sexuelles et à la contre-culture, prolongeant leur contestation antiautoritaire dans le domaine de la vie quotidienne. Ce cycle de mobilisation de forte intensité s’accompagne de la création d'une presse militante effervescente, qui se donne la double mission de perpétuer la prise de parole typique du mouvement de mai, en multipliant les enquêtes auprès des sans-voix (ouvriers, fous, prisonniers, immigrés), et de témoigner sur ce que Michel Foucault nomme «le scandale de la vie révolutionnaire», en rapportant les actions exemplaires et les gestes d’éclat par lesquels les militants s’efforcent de rendre lisible la violence du monde social. Ces journaux et revues, parmi lesquels Action, La Cause du peuple, L’Idiot international, Le Torchon brûle, Tout!, Libération, partagent l'ambition de créer un espace public oppositionnel, soustrait aux rapports de pouvoir et aux relations de domination que produit et reproduit la sphère publique dominante. Dans la perspective d'une histoire littéraire et culturelle de la presse, ce programme de recherche se propose d’étudier l’inventivité médiatique et poétique de ce foisonnement d’écritures périodiques.
C'est moins l’expérience politique des gauchistes qui nous intéressera que sa mise en écriture. Il s’agira d’abord, dans un premier volet, d’analyser et d’interpréter le recours massif aux formes de l’enquête, aux genres de l’intime et aux écritures testimoniales qui définit la poétique du gauchisme et de montrer qu'il répond à un impératif égalitaire et démocratique, celui de donner la parole aux groupes subalternes qui sont exclus de la sphère publique et de les inciter à se constituer en contre-publics afin d'exercer leur puissance d’agir. Il s’agira ensuite, dans un deuxième volet, de reconstituer la culture écrite du gauchisme, qui se distingue par sa fascination pour les écritures ordinaires produites par des scripteurs anonymes et pour les écritures sauvages diffusées et exposées sur la voie publique, et d’en faire saillir une critique des inégalités graphiques et des hiérarchies scripturaires qui ont cours dans la France de l'époque. Il s’agira enfin, dans un troisième et dernier volet, de définir le rapport qu'entretient le gauchisme avec le régime spécialisé de la littérature à travers l’itinéraire et la posture d'intellectuels et d’écrivains qui ont participé, en tant que professionnels de l’écrit, à sa presse militante et d'éclairer les tensions et les interférences entre la vocation littéraire et l'engagement gauchiste. En abordant sous un angle littéraire les questions relatives à la liberté d’expression, à la distribution sociale du droit à la parole, à l’accès des minorités à l'espace public, questions qui sont d’une actualité brûlante comme le montrent nombre de polémiques contemporaines, ce projet contribuera à éclairer la genèse de débats et de controverses qui font rage aujourd'hui et à mettre au jour les luttes d'écritures qui trament le quotidien de nos démocraties.