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La littérature en partage. Histoire et enjeux critiques d’une littérature "analphabète"

Author : Guignard Sophie
Date : Apr 17, 2018
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Journée d'étude

«La Littérature est morte, vive la littérature!». Voilà ce que l’on serait tenté de proclamer à l’annonce, ô combien répétée, d’une dévaluation de l’institution littéraire. Il est en effet communément admis aujourd’hui que si la littérature est morte (Viart et Demanze, 2011, 2012), c’est seulement dans la dimension romantique qu’elle a pu incarner: l’époque d’une «Littérature» au faîte du corps social, capable d’inventer des manières inédites de ressentir et d’exprimer (Enzensberger, 1991) mais aussi d’offrir un espace d’inscription privilégié des enjeux collectifs (Pavel, 2003) semble effectivement révolue. Ce constat unanime ne dit cependant rien, ni de la qualité, ni de l’inventivité de la production littéraire contemporaine.

Ainsi dépossédée de son aura, la littérature doit-elle se résigner à n’avoir plus aucun pouvoir sur nos vies? À lire Enzensberger, la réponse n’est pas si assurée. Pour l’écrivain et essayiste, c’est dans les débris de l’institution littéraire que survivent et se réélaborent ses puissances. Elles persistent souterrainement, peuvent être diluées et remobilisées dans les médias, voire tirent leur vitalité de la perte d’un cadre de valorisation et de définition net.
 
La fascination contemporaine pour les pouvoirs de la littérature semble donner raison à Enzensberger: tandis que la dénonciation des pratiques de storytelling a récemment remis en lumière la capacité du récit et de la fiction à influencer voire à formater des conduites (Salmon, 2007), on ne compte plus les ouvrages rappelant les puissances politiques des formes littéraires. Puisant à des sources aussi diverses que le linguistic turn, la psychanalyse, le pragmatisme ou le «néo-spinozisme», un certain nombre d’auteurs s’attachent à revaloriser la littérature pour sa capacité à nourrir les imaginaires asséchés par le rationalisme ambiant (Citton, 2010; Gori, 2011), à offrir des espaces d’invention de soi (Macé, 2011), à expérimenter et à repenser les contours du commun (Merlin-Kajman, 2016; Rosanvallon, 2014).
 
Par conséquent, si la perte de la littérature en tant qu’institution est loin d’anéantir ses effets, une interrogation sur ses pouvoirs doit s’articuler à une réflexion sur les différentes formes qu’elle peut adopter. Quelles sont les forces d’une littérature désormais reléguée dans les interstices d’un champ médiatique saturé? Dans quelle mesure ses puissances de façonnement ne sont-elles pas récupérées, sinon transposées, dans les pratiques de storytelling qui semblent désormais gouverner le monde de l’information et de la consommation? Y aurait-il des formes spécifiques de littérature qui soient plus aptes à transmettre et à partager l’expérience, en renouant avec des formes de communautés (lecture actualisante, blogues littéraires, fanzines) et en reconfigurant le partage du sensible (Rancière, 2000)?
 
Les textes qu’Enzensberger consacre à la littérature permettent de condenser et d’interroger à nouveaux frais ces problématiques. S’inscrivant dans une réception critique de la première génération de l’École de Francfort, et plus particulièrement de la théorie de l’«industrie culturelle», Enzensberger met au centre de sa réflexion l’ambigüe capacité de la littérature à façonner l’expérience et les sentiments. C’est à sa suite que nous voudrions questionner les enjeux d’une littérature « analphabète », c’est-à-dire d’une littérature qui rejoue ses liens au collectif de manière moins coercitive mais plus rusée, moins programmatique mais plus directe:
 
«La littérature continuera de foisonner, aussi longtemps qu’elle possédera une certaine endurance et une certaine ruse, la capacité de se concentrer, une certaine obstination et une bonne mémoire. Ce sont, vous vous en souvenez, les qualités du véritable analphabète: peut-être est-ce lui qui aura le dernier mot, car il n’a pas besoin d’autres médias que la bouche et l’oreille» (Enzensberger, 1991: 83)
 
En comprenant la littérature comme un phénomène d’emblée social et collectif, cette journée d’étude interrogera de manière critique les liens, parfois fragiles, entre la littérature et l’expérience partagée, suivant des axes historique (1) et politique (2):
1) Comment la littérature a-t-elle successivement pris en charge et mis en forme l’expérience ordinaire? Dès lors que l’institution littéraire, à son heure de gloire, tirait sa puissance d’un certain nombre de conditions (développement de la lecture silencieuse, alphabétisation forcée, scolarisation obligatoire), dans quelle mesure nos conditions de vie actuelles autorisent-elles un renouvellement de l’efficacité du littéraire (horizontalité, mises en réseau, économie de l’attention)?
2) Comment valoriser le partage au sein d’une communauté interprétative sans renouer avec des formes de colonialisme, imposant ce qui doit être représenté, ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui mérite d’être interprété ? Une littérature en prise sur le collectif vise-t-elle à le rendre plus transparent à lui-même, à en contester les contours ou à agir directement sur lui ?

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