Forme et pratique de discours archaïques, dont l’origine coïncide avec celle, numineuse, de la poésie, l’incantation revêt un statut proprement fondamental. Elle réalise en termes exemplaires, jusqu’à se confondre avec elle, l’immémoriale conception du verbe poétique comme puissance d’envoûtement, chant doué de charme, parole productrice de sorts et de sortilèges. Étroitement dépendante d’un système de croyances, elle donne aussi à penser le cadre métaphysico-religieux où ce verbe poétique, surdéterminé pragmatiquement, trouve à fonctionner. On ne s’étonnera pas que la tradition rhétorique la plus ancienne – comme en témoigne par exemple le discours de Gorgias (de Romilly, 1975) – ait souvent qualifié d’incantatoires les effets magiques ou divins qu’elle aura associés au maniement poétique des mots. On ne s’étonnera pas non plus que, plus en amont encore dans l’histoire, une figure mythologique comme celle d’Orphée se soit imposée aux consciences sous le triple visage d’un poète, d’un guérisseur et d’un maître en incantations.
Au-delà de l’Antiquité, le Moyen-Âge s’est certes interrogé sur l’origine de la « virtus verborum » – sur sa nature diabolique ou non –, mais sans pour autant mettre en doute son efficacité (Delaurenti, 2007). Et les temps modernes, en la matière, n’auront pas induit une rupture aussi franche qu’on serait d’emblée amener à le croire. L’ère « postmagique » (Greene, 1991) qu’ils inaugurent semble même, à certains égards, avoir favorisé la présence et la prégnance de l’incantation, sous des modes discursifs et au nom de motifs idéologiques en partie nouveaux. C’est du moins ce que suggère le régime de « l’enchantement littéraire » (Vadé, 1990) que la modernité tardive, à partir du romantisme, aura cherché à cultiver, dans son désir de faire contrepoids au « désenchantement du monde ».
Le symbolisme élargi de la seconde partie du XIXe siècle, avec lequel culmine cette mission spirituelle, fait une très large place aux motifs incantatoires, tant et si bien qu’on peut sans exagérer y voir un nouvel âge d’or de l’incantation. De fait, exposé au charme de la « sorcellerie évocatoire » de Baudelaire, elle-même magnétisée par le « spell » d’Edgar Poe, il donne lieu à des poétiques – y compris en prose, comme l’illustre l’œuvre de Villiers – qui ambitionnent de susciter l’Autre ou l’Ailleurs selon des formules et des procédés de suggestion qui s’apparentent à celles de l’incantation sacrée. Ces poétiques concourent toutes à produire, comme l’a bien vu Northrop Frye (1957, 74), une forme ou une autre d’invocation. Mais leurs modernes incantations ont ceci de singulier qu’elles ne prétendent procéder d’aucune autre puissance que celle – imaginative, affective, sensorielle – du signifiant. Leur « alchimie » est le fait des seules ressources du « verbe » ; leur « magie » l’effet – tout à la fois exaltant et dysphorique – de « certaines dispositions de la parole » (Mallarmé, 1998, 807). En cela, sur le plan critique, le motif de l’incantation a l’avantage de rendre compte d’une réalité déterminante et souvent mal comprise : en modernité symboliste, la littérature ne témoigne pas seulement d’un désinvestissement pour ainsi dire sacramentel des mots, qui les isole et les rend impropres à participer analogiquement à la « substance » du monde (Miller, 1963, 6) ; elle témoigne aussi d’un extraordinaire investissement stylistique et rhétorique par où le langage, modelé de telle manière à solliciter activement les affects du lecteur, à stimuler ses sensations à la manière d’un stupéfiant, s’avère encore revêtir, sinon une portée transcendante, du moins une dimension indéniablement transitive.
Des « charmes » de Valéry jusqu’aux scansions « chamaniques » du texte de Volodine, en passant par l’art du « dictame » d’Artaud, cette conception « incantatoire » de la littérature aura continué tout au long du XXe siècle et continue encore aujourd’hui d’inspirer de nombreuses poétiques ou procédés d’écriture. Plus fondamentalement encore, elle semble au principe même des « gestes lyriques » que décrit de manière caractéristique la poésie française depuis les années 1960 (Rabaté, 2013).
Malgré son importance centrale dans le champ de la culture et son imprégnation transversale dans l’histoire des pratiques discursives, l’incantation reste un objet relativement peu étudié : elle n’a suscité jusqu’ici que des descriptions sommaires et des esquisses de typologie (voir Todorov, 1978), et elle est étrangement ignorée par les dictionnaires de poétique et de rhétorique. Quant à son inscription et son exploitation en littérature, elles semblent avoir échappé elles aussi à l’attention critique.
D’où la pertinence, pensons-nous, de réfléchir aux formes et aux pratiques auxquelles s’associe l’incantation en régime littéraire, et ce, à partir d’un corpus ouvert à l’ensemble de la littérature de langue française (et pouvant s’étendre, subsidiairement, à la littérature ancienne). À cette fin, nous sollicitons aussi bien des réflexions théoriques, de portée générale, que des études de cas, relevant de l’analyse d’une œuvre ou d’une poétique particulière.
Ouvrages cités:
DELAURENTI, Béatrice, La Puissance des mots, « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, Éditions du Cerf, 2007.
DE ROMILLY, Jacqueline, Magic and Rhetoric in Ancient Greece, Cambridge, Harvard University Press, « The Carl Newell Jackson Lectures », 1975.
FRYE, Northrop, Anatomy of Criticism. Four Essays, Princeton, Princeton University Press, 1957.
GREENE, Thomas M., Poésie et magie, Paris, Julliard, « Conférences, essais et leçons du Collège de France », 1991.
MALLARMÉ, Stéphane, Œuvres complètes, t. I, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.
MILLER, J. Hillis, The Disappearance of God. Five Nineteenth-Century writers, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1957.
RABATÉ, Dominique, Gestes lyriques, Paris, Éditions Corti, « Les essais », 2013.
TODOROV, Les Genres du discours, Paris, Seuil, « Poétique », 1978.
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