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Figures et images. De la figura antique aux théories contemporaines? - Revue Rubriques / Utpictura18

Appel de texte

Omniprésence des figures

«Figure» est un terme omniprésent dans le domaine des arts visuels. Proche de l’image, la figure cependant n’en constitue pas un simple équivalent. En français, si elle concerne largement la peinture (on parle des «figures» présentes dans un paysage ; on oppose peinture «figurative» et peinture abstraite…), elle peut aussi renvoyer à la sculpture, à la danse (les «figures» d’une chorégraphie), à des images présentes dans les livres, qu’il s’agisse de schémas et de diagrammes dès l’Antiquité tardive (Schmitt 2019) ou d’images d’illustration, désignées comme des «figures» avant que le terme d’«illustration» ne prenne cette signification au XIXe siècle. Les usages communs ouvriraient encore le champ sémantique par des connotations contrastées : tantôt dévalorisantes comme si une «figure», abrégée en «fig.» sous une reproduction, était toujours moins qu’une véritable image; tantôt survalorisées, comme si la «figure» emblématique d’une époque était toujours plus qu’une personne, comme si sa «figure» permettait d’identifier un être à son seul visage.

Figura, déjà polysémique en latin, est au centre de deux traditions majeures. Le terme s’était imposé dans la rhétorique romaine comme la traduction du grec skhèma, au sens de «figure de style» (Celentano 1999); il s’est répandu dans les langues européennes, culminant au début du XIXe siècle dans le projet de Fontanier de rassembler les «figures du discours» «l’un des chefs d’œuvre de l’intelligence taxinomique» (Genette 1977). Mais il s’agit aussi d’un terme clef de l’exégèse chrétienne, dès la patristique latine: figura désignait ce qui dans la Bible hébraïque était interprété comme autant d’annonces du Nouveau testament; la figure permettait dans cette logique herméneutique le passage du sens littéral au sens spirituel (De Lubac 1959).

La notion de figure semble rétrospectivement resurgir lors de tournants épistémiques majeurs en Occident. La «conception de la réalité qui a prévalu à la fin de l’Antiquité et durant le moyen âge» est ainsi interprétée comme «figurative» sur le modèle de cette «ancienne conception chrétienne» par Erich Auerbach, dans son essai précisément intitulé Figura puis dans Mimésis (Auerbach 1946). Aux XVIe et XVIIe siècles, la figure est littéralement «réinventée» comme un processus d’articulation entre les domaines bibliques, rhétoriques et visuels (Dekoninck et Guiderdoni 2017). Elle revient enfin notamment sous la forme du «figural» dans les théories de la représentation au XXe siècle, nourries par la lecture de Freud, tant en histoire de l’art, en philosophie que dans l’analyse filmique (Metz 1977, Vancheri 2011).

Attrait de la figure?

À quoi tient cet attrait de la figure? Auerbach rappelait le lien étymologique entre «figure» et «fiction», le verbe fingere signifiant au sens propre «modeler». On remarque que chez Paul Ricœur les trois modalités de la mimèsis sont autant de variations sur la figure (Ricœur 1983; Baroni 2009). La plasticité serait-elle la qualité même de cette notion et le gage de sa permanence? Quelque chose comme l’imperfection de la figure, qui nourrissait la démarche théologique, ainsi ressaisie par Pascal: «Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir». Mais c’est aussi ce qui explique qu’on ait traduit par «figurabilité» la Darstellbarkeit que Freud met en avant dans le « travail» du rêve, entre contenu latent et contenu manifeste, et qui «n’est pas faite pour être comprise » (Freud 1900). Jean-François Lyotard revenait à la figure comme à «l’ordre» le plus « éloigné de la communicabilité », qui déforme jusqu’aux mots de l’avant- dernière section de Discours, figure: «Fiscours digure» (Lyotard 1971). Autant dire que la figuration engage une réflexion sur la défiguration (Didi-Huberman 1992, Porter 2017).

Cependant, si cette généralisation de la figure s’accompagne de croisements disciplinaires, par exemple entre théologie et sémiotique (Dufour 1971, Theobald 2011), elle engage aussi des concurrences, par exemple entre rhétorique et herméneutique (Noille 2019), voire de réexamens critiques d’autres notions: celle de représentation, confrontée à la «figurativité» (Greimas 1983), ou celle de signe, contestée par la figure elle-même: si Anne-Marie Christin critique la «figure à valeur de signe» de la sémiotique, c’est parce qu’il s’agit d’une réduction de la figure au rang d’outil de la représentation, indépendamment de son support et à son inscription dans un espace (Christin 2011).

Cette attention aux «lieux» de la figure (Francastel 1967), voire aux espaces de la figure pourrait-elle permettre de saisir son intérêt? Quand Georges Didi-Huberman réactive la figura médiévale pour étudier Fra Angelico, il précise ainsi: « difficile, impossible même, de la définir comme une chose ou comme une relation simple: la figure est toujours entre deux choses, deux univers, deux temporalités, deux modes de signification» (Didi-Huberman 1990). Lorsque pour analyser «le contemporain» Bertrand Gervais met en avant le même terme, il souligne sa valeur d’«interface» (Gervais 2017). Même dans le domaine rhétorique, Gérard Genette souligne cet «entre-deux» en reformulant l’idée que la figure de style «s’éloigne» du sens littéral (Genette 1966). Roland Barthes, qui fait des «figures» un élément organisateur de son analyse du «discours amoureux», renvoie explicitement au sens premier, «chorégraphique», de skhèma (Barthes 1975-1976, 1977).

Axes possibles

De la figura antique aux théories contemporaines ? Cette interrogation ne recouvre pas une simple trajectoire historique. La figure est un lieu central pour observer des champs et disciplines variés, arts, sciences, théologie, rhétorique ou esthétique, eux-mêmes soumis à des évolutions et à des interactions. Ce numéro souhaite engager une sorte d’épistémologie de la figure à travers ses usages artistiques et théoriques. On pourrait identifier trois grandes articulations, proposées ici sans exclusive:

1. Figure et lexique

-Une permanence lexicale? On pourra mener des enquêtes lexicographiques, tant les usages dans les langues européennes sont variés et complexes. Comment se distribuent les emplois et les réemplois de figura et de «figure»? Quelles interférences entretiennent-ils avec les termes grecs qui en auraient été les équivalents ou les concurrents (skhèma, tropos, tupikos)? Quels déplacements les traductions opèrent-elles?

-Un privilège de la rhétorique? Comment se sont distribués «image» et «figure»? Comment évaluer l’importance des figures pour la rhétorique? Cette place peut-elle rendre compte de différents âges de la rhétorique?

-Un héritage théologique? Quelles sont les évolutions de l’approche figurale au sein même de l’exégèse? Qu’est-ce que des approches herméneutiques profanes ont conservé de modèles de pensée issus de l’exégèse?

2. Figure et image

-La figure détail de l’image? La figure engage-t-elle le rapport du tout à ses différentes parties, qui se détachent ou qui s’effacent dans l’effet d’ensemble? Quelles relations entretient-elle avec le motif? Quelles relations entre Figura et fabula? (Chastel 1978; Tran 2013).

-Le paradoxe des figurations abstraites? Schémas et diagrammes convoquent-ils un type spécifique de figure? Le rapport à la figure peut-il rejouer ici la tension entre figuration et abstraction, entre écriture et image?

-Un moment de l’image dans le livre? Peut-on exploiter une chronologie des emplois respectifs d’«enluminure», de «figure» et d’«illustration»? Y a-t-il là trois types d’images et trois types de relations entre les images et les textes? La figure permettrait-elle de réinterroger l’articulation et la concurrence de la peinture et de la littérature, des arts visuels et textuels?

3. Figure et théories

-Une notion transversale? Quelles distributions et quelles interactions des termes «figure», «figuré», «figuratif», «figurativité», «figural», «figurabilité», au-delà de la dérivation lexicale?

-Un paradigme pour la fiction? Dans quels sens fonctionne le lien étymologique et sémantique étroit entre figure et fiction? La figure, comme la fiction, peut-elle être critiquée comme une falsification ?

-Un outil théorique? La variété des théories que nous avons citées ne prétend pas à l’exhaustivité. Quelle serait la place de la figure chez tel auteur, dans tel mouvement, dans telle discipline? Quelles relations entre la figure et des notions concurrentes? Quels seraient les enjeux de ces retours de la figure ?

Iconographie

Les articles pourront renvoyer à toutes les images nécessaires à leur propos (sous réserve d’obtenir les droits d’utilisation) et exploiter directement Utpictura18 ou proposer l’intégration de nouveaux documents.

Sur Utpictura18: https://utpictura18.univ- amu.fr/recherche/notices?f%5B0%5D=notice_text_sources%3A4910

 

Numéro coordonné par : Benoît Tane, Université Toulouse Jean-Jaurès, LLA CREATIS

Comité scientifique : Hélène Campaignolle-Catel (CNRS, Sorbonne nouvelle), Ralph Dekoninck (UC Louvain, GEMCA), Agnès Guiderdoni (UC Louvain, GEMCA), Christophe Imbert (UT2J, LLA Creatis), Anne-Hélène Klinger-Dollé (UT2J, PLH), Olivier Leplatre (Lyon III, IHRIM)

 

Les propositions d’articles (250-300 mots) devront être envoyées, accompagnées d’une courte bio-bibliographie, avant le 1er février 2023 à Benoît Tane: benoit.tane@univ-tlse2.fr

Le comité donnera sa réponse au printemps 2023.

Les articles dont les propositions auront été retenues devront nous parvenir avant le 30 septembre 2023.

Longueur maximale des articles: 60000 signes, espaces compris. Se conformer aux consignes de mise en page: https://utpictura18.univ-amu.fr/consignes-mise-en-page-articles

Publication prévue à l’hiver 2023.

Les contributions pourront être rédigées en français ou en anglais.

Sources

Auerbach, Erich, Figura [1938], trad. Diane Meur, Macula, [2003], 2017; voir aussi trad. Marc André Bernier, Belin, 1993

Auerbach, Erich, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946-1949], trad. Cornélius Heim, Gallimard, coll. «Tel», 1968

Baroni, Raphaël, L’Œuvre du temps, Seuil, 2009

Barthes, Roland, Le Discours amoureux, Séminaire I, 1975-1976, Seuil, 2007 Barthes, Roland, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977

Celentano, Maria Silvana, Chiron, Pierre, Noël, Marie-Pierre éd., Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique, philosophie, littérature, Presses de l’ENS/Rue d’Ulm, 1999

Chastel, André, Fable, forme, figure, 1978

Christin, Anne-Marie, L’Invention de la figure, Flammarion, coll. «Champs», 2011

Dekoninck, Ralph, Guiderdoni, Agnès, «Thinking through Figures: Regimes of Figurability in the Early Modern Period», in Usages de la figure, régimes de figuration, Laura Marin, Anca Diaconu, Editura Universitatii din Bucaresti, 2017, pp. 17-27

Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Editions de Minuit, 1992

Didi-Huberman, Georges, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, [1990], rééd. coll.

«Champs», 1995

Francastel, Pierre, La Figure et le Lieu. L’ordre visuel du Quattrocento, Gallimard, 1967

Freud, Sigmund, L’Interprétation des rêves [Die Traumdeutung, 1900], trad. Ignace Meyerson [1926], P.U.F., 1967

Genette, Gérard, «Figures» in Figures I, Seuil, 1966, pp. 205-221

Genette, Gérard, «La rhétorique des figures», in Fontanier, Pierre, Figures du discours, Flammarion, 1977

Gervais, Bertrand, Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, Montréal, Le Quartanier, coll. Erres essais, 2007

Greimas, Algirdas Julien dir., «La figurativité, II», Actes Sémiotiques, 26. juin 1983 Léon-Dufour, Xavier (dir.), Exégèse et herméneutique, Paris, Seuil, 1971

Lubac, Henri de, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Cerf/DDB, 1959 Lyotard, Jean-François, Discours, figure, Klincksieck, 1971

Metz, Christian, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma, UGE, 10/18, 1977

Noille, Christine, «La rhétorique est-elle une herméneutique?», Exercices de rhétorique [En ligne], 13 | 2019, http://journals.openedition.org/rhetorique/914

Panofsky, Erwin, Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance [Studies in Iconology,1939], trad. Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Gallimard, 1967

Pascal, Blaise, Pensées, éd. de Michel Le Guern, Folio-Classique, 1977

Porter, James I. «Disfigurations: Erich Auerbach’s Theory of Figura», Critical Inquiry 44 (1), 2017, pp. 80-113

Ricœur, Paul, Temps et récit, Seuil, 1983

Schmitt, Jean-Claude, Penser par figure, Arkhé, 2019

Theobald, Christoph dir., Exégèse critique, exégèse patristique, in Recherches de Science Religieuse, 2011/2; en ligne: https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2011-2-page-167.htm Tran, Trung dir., Fable/Figure. Récit, fiction, allégorisation à la Renaissance, revue Réforme, Humanisme, Renaissance, n°77, décembre 2013

Vancheri, Luc, Les Pensées figurales de l’image, A. Colin, 2011