Ce numéro de Kinephanos. Revue d’études des médias et de culture populaire entend explorer les marginalités dans la culture populaire. D’une part, les marginalités renvoient à la diversité des individus et des identités possibles ; d’autre part, elles renvoient tout autant au fait qu’elle est externe à une instance centrale ou hégémonique. En tant qu’espace autre en relation avec l’espace commun, dans un espace public dans lequel elles cohabitent (Kurniawati 2012), les marges sont alimentées par des réseaux de tensions tant culturelles que sociales. En proposant cet appel à contributions, nous désirons mobiliser la culture populaire, elle-même parfois encore en marge d’une culture dominante et institutionnalisée (Hall, 1981), pour interroger les différentes facettes des marginalités, de leur rapport à la queerness à leur mobilisation dans des systèmes capitalistes, en passant par les formes d’agentivité par lesquelles elles se déploient. De plus en plus visibles dans l’espace public, les marginalités profitent des nouveaux modes de communication pour multiplier les zones de contact et d’échange avec le « centre » : réseaux sociaux, blogs, forums, mais aussi jeux vidéos, films interactifs et projets numériques, tant sur une base individuelle que collective (voir à ce sujet Anthropy, 2012). De ce fait, ce numéro s’inscrit en continuité aux travaux contemporains sur les enjeux de conscientisation et de représentation, de même que la nécessité de penser autrement l’expérience de l’Autre et du monde.
Substantif connoté, le terme « marginalités » (volontairement au pluriel) renvoie à des systèmes de catégorisation, de représentation et d’agentivité qui structurent certaines relations interhumaines et interespèces. En tant qu’espaces « autres », les marginalités sont soumises aux complexes jeux de pouvoir des noyaux socioculturels desquels elles sont limitrophes. Essentiellement, elles se construisent en périphérie d’un système donné, lequel encourage participe à leur développement par la promotion de ses propres identités et cultures centrales. De nos jours, plusieurs marginalités sont produites par le système capitaliste dans un contexte cishétéropatriarcal et racialement situé : dans les marges, on retrouve par exemple celleux qui ni productif·ve·s, ni rentables (Bellahsen, 2019) en plus de celleux dont l’identité comme l’apparence ne s’inscrivent pas dans un paradigme d’uniformité ou de stabilité socialement situé. En posant ainsi les marges dans notre contemporanéité occidentale, ce sont tous les aspects sociaux, culturels, linguistiques et historiques qui sont évacués de l’idée même de ce qui constitue des formes de marginalité. En effet, ce qui les constitue change en fonction des époques, des régimes politiques et de l’économie (Varghese et Kumar, 2022), ainsi que des mouvements de migration (Cronin, 2000) ; elles dépendent de comment les instances centrales et périphériques réagissent les unes envers les autres. Les marges sont cet extérieur qui ne cesse d’interagir avec une culture ou une société donnée, s’intégrant ou disparaissant, dans un processus de renouvellement culturel et social, similaire aux processus d’une sémiosphère (Lotman, 1999).
Est marginal ce qui déstabilise la norme et ce qui est rejeté de l’espace public. Étudier les marginalités, c’est aussi se pencher sur les idéologies qui participent à cette marginalisation que sont les LGBTphobies, le validisme (p. ex. le sanisme), le racisme (p. ex. le colorisme, le texturisme, le featurism), le colonialisme, la colonialité (des savoirs, de l’être, du genre) et le classicisme. Dans nos sociétés, ces idéologies se maintiennent grâce à leur accommodement avec l’idéologie capitaliste et néolibérale hégémonique, mais elles tirent leurs racines dans leur sempiternel rapport à l’Autre et à la différence, soit le processus cognitif qui survient lorsqu’une personne est confrontée à ce qu’elle n’est pas (Levinas, 1972). Étudier les marges et les marginalités invite à penser aux traits récurrents, voire systémiques, des systèmes qui les mettent en place. Toutefois, une telle réflexion doit aussi prendre en compte les multiples formes et expériences de la marginalité tout en évitant le piège de leur imposer une logique universelle (Crewe, 1991). Une communauté marginalisée peut elle-même discriminer une autre communauté tout autant marginalisée, comme ce fut le cas à Chicago où des organismes venant en aide aux personnes homosexuelles mettaient en place des politiques racistes et transphobes (Rosenberg, 2017).
À l’instar de l’évolution constante de ce qui constitue les marges d’une société, les chercheur·euse·s qui s’intéressent à celles-ci doivent renouveler leurs méthodologies et cadres d’analyse afin de mieux appréhender les subtilités qui se glissent dans les expressions récentes de la marginalité, notamment en regard des considérations E.D.I.A (équité, diversité, inclusion et accessibilité), mais aussi en regard aux technologies avec lesquelles les œuvres culturelles sont produites, transmises et consommées. De nouvelles formes de marginalité apparaissent, tout comme des formes de revendications et de réappropriation d’étiquettes ou d’expressions connotées. Chez certaines communautés Autochtones, le terme Indigiqueer ainsi que les acronymes 2ELGBTQI+ et 2ELGBTQQIA+ dénotent la volonté que les Autochtones ne soient pas totalement confondu·e·s de façon indiscernable en tant que queer ou marge. L’invisibilisation de l’Autochtonie de personnes queer au « profit » de l’inclusion relèverait alors de la colonialité du genre. Cette forme de colonialité désigne l’imposition de la conception du genre des colonisateur·rice·s aux colonisé·e·s ou la négation d’un genre aux colonisé·e·s pour ne leur reconnaitre qu’un sexe : mâle ou femelle, comme pour les autres espèces animales (Lugones, 2022). Certaines œuvres explorent différents procédés d’identification de genre. Par exemple, A Psalm for the Wild Built (Chambers, 2021) et Space Opera (Valente, 2018) jouent avec les codes linguistiques de l’anglais pour décrire des personnages non humains sans passer par une description textuelle fondée sur l’expérience humaine.
Dans la culture populaire, les marginalités peuvent prendre une forme menaçante ou méchante (Halberstam, 2011 ; Kim, 2017), comme c’est parfois le cas avec des personnages issus de l’horreur. Des œuvres de tous horizons peuvent aussi situer l’autre dans une position antagoniste. Notamment, c’est le cas des méchant·e·s habituel·le·s dans les comic books, où les personnes défigurées, handicapées ou différentes deviennent des ennemi·e·s (Butler, 2019), ou encore des personnages queers placés en antagoniste (p. ex. hommes efféminés, femmes masculines, etc.) dans les dessins animés pour enfants (Verra, 2023). Ces mêmes manifestations marginales peuvent par la suite être reprises par les fans, puisqu’elles proposent des représentations et des visions sociales contre hégémoniques (Jost, 2015 ; Patinaud, 2023). Certains personnages deviennent ainsi des icones dans certaines communautés : Jessie et James, le duo antagoniste dans la série Pokémon, sont devenus des icones à part entière auprès de la communauté queer (Castello, 2023) ; d’autres deviennent des vecteurs d’affects (Galbraith, 2017 ; Sousa, 2020). La neurodivergence, elle aussi, transparait dans ces rôles antagonistes, notamment en regard aux composantes narratives qui font d’un personnage un méchant (Stang, 2018 ; Austin, 2021 ; Simond, 2023), bien qu’elle puisse jouer un rôle narratif beaucoup plus nuancé et représentatif, comme cela est le cas dans Hellblade : Senua’s Sacrifice (Ninja Theory, 2017) (Noury, 2023 ; Austin, 2021).
Les univers fictionnels, de la narration aux mécaniques de jeu et aux choix esthétiques, peuvent contribuer à la marginalisation de personnes. Exotisation pour les un·e·s, racialisation pour les autres (Derfoufi, 2020 ; Stang, 2019), la marginalisation engendre des modes d’interprétation de l’Autre qui méritent d’être critiqués, ou à tout le moins d’être discutés. Les marges dans la culture populaire peuvent ainsi devenir également des lieux où les personnes marginalisées peuvent articuler de nouveaux discours ou présenter des perspectives différentes à un public qui n’est pas à même ces marges. Si la réutilisation à des fins pécuniaires des enjeux et difficultés des marginaux pose certaines questions éthiques, ces mêmes enjeux gagnent malgré tout en visibilité au sein d’une culture populaire. Monstres et autres personnages aux pouvoirs magiques sont ainsi devenus des éléments à part entière de nouvelles formes de cultures populaires, jusqu’à proposer des univers fictionnels où la marge est à la fois marge et noyau socioculturel, comme dans l’œuvre Chilling Adventures of Sabrina de Roberto Aguirre-Sacasa ou encore dans des univers où monstres et extraterrestres anthropomorphiques perdent leur caractère autre, comme dans la série Mass Effect de Bioware.
Si certains univers ouvrent la voie à de nouvelles représentations des marginalités, il faut néanmoins reconnaitre que ceux-ci s’inscrivent dans une société elle-même située dans une dynamique de la marginalité. L’industrie culturelle qui produit ces œuvres travaille en ce sens, multipliant les embauches de personnes marginalisées (membres LGBTQIA+, personnes racisées, femmes) pour avoir un bassin d’employé·e·s plus représentatif de la réalité (Ahmadi et al., 2019 ; Trépanier-Jobin et Simard, 2022). Ces embauches cachent néanmoins certains espaces où la masculinité toxique, la misogynie, l’homophobie et la transphobie sont encore rampantes (Braithwaite, 2016 ; Paaßen, Morgenroth et Stratemeyer, 2017), sans compter que la décision de produire des œuvres représentatives des communautés minoritaires ou marginalisées est parfois le résultat de pressions économiques ou politiques. En tant qu’idéologie, le capitalisme cherche constamment à exclure les marginalités, mais tout en se nourrissant également de celles-ci afin de se renforcer. La culture populaire est un espace qui, comme plusieurs sous le capitalisme, est en proie aux enjeux de commercialisation et de rentabilité. Suivant les lieux de production et de diffusion des objets culturels, l’espace donné aux créateur·rice·s est souvent contraint. Cela incite à remettre en question les processus de création et de diffusion, ainsi que les discours qui les permettent.
Ce numéro de Kinephanos désire regrouper des contributions qui alimenteront les réflexions et les discussions autour des marges et de la culture populaire. Les propositions d’article pourront traiter des questions suivantes, sans s’y restreindre :
● Comment les communautés mobilisent-elles leur propre marginalité ?
● Quelles sont les possibilités offertes par les technologies contemporaines pour discuter, représenter et faire l’expérience de la marge ?
● Comment les médias sociaux et le Web sont-ils à la fois un outil mobilisé par et contre les espaces marginaux ?
● Comment arrimer l’expérience de la marge à l’agentivité et ainsi la faire vivre à autrui ?
● Quels rôles jouent les composantes intersémiotiques des œuvres numériques dans la présentation des formes de marginalité ?
● À quel point un objet culturel, par son esthétique et les thèmes abordés, peut-il se permettre d’être marginal pour se voir diffuser dans la culture populaire ?
● Y a-t-il des objets culturels perçus comme plus légitimes que d’autres pour traiter des marges ? Qu’en est-il des plateformes d’autoédition et autres alternatives de diffusion ? En quoi ouvrent-elles ou non des portes concernant les marginalités ?
● Dans quelle mesure la reprise de codes populaires par les marges serait-elle le témoin d’une compromission avec une vision libérale qui les exclut ? Est-ce que cette négociation est synonyme de compromission ?
● Dans quelle mesure les marginalités sont-elles instrumentalisées à des fins capitalistes ? Peuvent-elles être assimilées à l’hégémonie et son économie de marché, et si oui dans quelle mesure ?
● Qu’advient-il de la marge lorsqu’elle devient populaire ? Comment sont négociées les relations entre marginalité et popularité ? ● Quels sont les enjeux éthiques dans la représentation des marges dans la culture populaire ?
● Quelles influences la culture populaire peut-elle avoir sur la sensibilisation et l’ouverture aux marges ?
● Quel rôle joue la langue dans l’expérience et l’interprétation de la marginalité ?
● Comment transposer le transculturalisme aux enjeux des marginalités ?
Comment proposer ?
Veuillez envoyer votre résumé en français (entre 300 et 500 mots, excluant les références) de votre proposition d’ici le 10 juin aux adresse suivantes : vial.elisa@courrier.uqam.ca et loic.Mineau-Murray@uqat.ca.
Le résumé de votre proposition doit comprendre minimalement le titre, le sujet et la problématique abordée. Vous avez également à inclure une courte biographie à la fin de votre document.
Vous serez informé.e.s de l’acceptation ou du refus de votre proposition par courriel d’ici le 21 juin.
En vue du texte final, l’article devra être d’une longueur de 45 000 à 60 000 caractères, incluant les espaces (sans les références et sans les annexes). Des informations plus précises en lien avec le format et les consignes aux auteur.rice.s sont disponibles sur le site de la revue : https://www.kinephanos.ca/ojs/index.php/revue/about/submissions À la suite de l’acceptation de votre proposition, vous devrez faire parvenir votre texte final avant le 4 novembre par l’entremise du site de la revue.
Dates à retenir et rérérences en pièce jointes.