Dans l’institution et la professionnalisation des savoirs, les revues savantes ont un rôle décisif à jouer : elles complémentent l’enseignement et la recherche universitaire, participent à la constitution d’une communauté de chercheurs, et tracent des limites autour d’un domaine du savoir. Ces limites ne sont pas stables et immobiles. C’est le cas tout particulièrement en sciences humaines où plusieurs discours sont susceptibles de s’afficher dans l’économie disciplinaire de la connaissance. Or, les revues savantes sont un lieu privilégié pour saisir ce foisonnement interdiscursif, pour envisager décrire le jeu des limites et des frontières des domaines du savoir et en établir la géographie par l’étude de leurs objets, et des différentes façons que ces derniers ont d’être mis en discours.
Nous nous sommes demandé ce qu’il en était dans le domaine des études cinématographiques (EC), après avoir remarqué comment l’oeuvre de certains cinéastes circulait différemment d’un discours à l’autre — par exemple, il est apparu que l’utilisation de « Hitchcock » au sein des études féministes n’est pas la même que chez les narratologues ou chez les stylisticiens du cinéma : soit on ne cite pas les mêmes films ou les mêmes passages; soit on intègre leur description/interprétation dans des réseaux sémantiques entièrement différents. De là nous est apparu l’importance d’étudier de manière concrète les façons qu’ont les différents discours savants sur le cinéma de construire et de contraindre leurs objets d’étude et, du coup, de cadastrer ce domaine du savoir. La question est importante dans la mesure où les EC se sont imposées comme le haut lieu de la réflexion sur la culture audio-visuelle et médiatique au XXe siècle. Dès lors se posent divers questionnements : Comment se représentent discursivement les objets et les problématiques sur lesquels porte le savoir des EC? À quelles fins discursives fait-on appel à l’oeuvre de cinéastes, par exemple : Eisenstein, Akerman, Sembene, ou Spielberg? À quelles conditions ces oeuvres s’intègrent-elles d’un discours à l’autre? Cette discursivisation sert-elle en retour la « canonisation » de certains films dans les milieux académiques, puis, éventuellement, au sein de la culture générale? Quelles conceptions du cinéma se trouvent légitimées dans ces différents discours par le recours à des notions telles que l’auteur, le genre, le cinéma d’art, les cinémas nationaux, le cinéma des femmes, le documentaire? Comment différentes approches savantes du cinéma, différentes méthodologies critiques se distinguent-elles concrètement au plan discursif, c’est-à-dire dans les thèmes qu’elles utilisent et les réseaux sémantiques qu’elles mobilisent? Comment ces discours interagissent-ils entre eux au sein du vaste domaine interdiscursif qui compose les études cinématographiques ? Autant de questions qui motivent notre programme de recherche, dont l’objet est la réalisation d’une analyse des discours de la revue savante Cinema Journal assistée par ordinateur (logiciel SÉMATO).
Nous croyons qu’il est possible d’identifier les différents discours des EC en repérant pour chacun d’entre eux un ensemble de réseaux sémantiques et thématiques distincts. Ces réseaux permettront de « cartographier » les différents discours des EC et de produire une taxinomie fondée sur l’analyse sémantique. L’ensemble des discours des EC, tels que représentés dans Cinema Journal, apparaîtra dès lors comme un immense champ de ressemblances et de différences aux frontières à la fois mouvantes et poreuses. L’analyse assistée par ordinateur nous permettra d’étudier et de décrire la formation d’une véritable économie discursive au sein d’un domaine du savoir comme les EC. Nous pourrons ensuite déterminer les hiérarchies discursives propres à Cinema Journal depuis ses débuts en 1961. Une fois cette taxinomie établie, il sera possible d’examiner comment et à quelles fins chaque discours met le cinéma à contribution et de décrire, pour chacun d’eux, la présence ou non d’un « canon » d’oeuvres filmiques, de genres, et/ou de cinéastes.
Ce projet de recherche est mû par deux objectifs principaux :
- Utiliser les nouveaux outils de l’informatique pour élaborer un protocole de recherche et d’analyse propre au domaine des études cinématographiques et créer une base de connaissances pour l’analyse de la revue Cinema Journal;
- Former des étudiants de maîtrise et de doctorat en études cinématographiques dans l’usage de nouvelles technologies de recherche en sciences humaines.