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Chorégraphies du texte. Constructions textuelles de la ligne

Chantier

Période d'activité: 
2013 - 2014

« Et la terre, après avoir été, tour à tour un mot ou un chiffre,

peut aussi se concevoir comme un entrecroisement de lignes »

F.Dagognet

Qu'il s'agisse de la ligne ascendante ou descendante d'une destinée, de la ligne morale ou idéologique, de la ligne d'un parti, de la ligne de vie, de la ligne de cœur, des lignes qui découpent l'espace ou de celles qui métaphorisent le temps, toutes ne cessent d'ordonner l'imaginaire comme  le réel qui, comme on le sait, sont tous deux graphiquement et culturellement constitués : la ligne « permet de calibrer la nature » écrit J. Goody (Pouvoirs et savoirs de l'écrit, La Dispute, 2007, p. 241). Bien que le roman ne soit jamais un décalque de la réalité, qu'il n'obéisse qu'à l'économie narrative du récit, il n'en demeure pas moins que celle-ci aussi est tributaire d'un imaginaire graphique puissant à l'intérieur duquel la ligne, le mot, le corps et l'idée s'assemblent, s'unissent, se rejoignent, au point parfois de devenir indiscernables les uns des autres.

Dans son anthropologie comparée de la ligne (Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011), T. Ingold démontre que d'une manière ou d'une autre, l'individu ne cesse d'en tracer (en marchant, en dessinant, en tissant, mais aussi en écrivant, en pensant, en parlant). À sa suite B. Gervais rappelle que « penser la ligne dans sa complexité, […] c'est penser le destin d'une forme essentielle à l'expérience humaine. » (« Un bref retour à la ligne », conférence, Univ. de Lorraine, 2013). Le texte, déjà scriptuairement linéaire, prend acte de ces manières de traces ou de fils, qui sont autant de réseaux réels ou idéaux qui accompagnent les formes de transports (de locomotion, amoureux ou spirituels), de communications (matérielle ou virtuelle), de correspondances (au sens baudelairien du terme), etc. Par ailleurs, l'espace textuel obéit aussi à une logique graphique qui met en relation architecture, Histoire, esthétisme, présupposés idéologiques, éthos social et privé.

À la suite des travaux de F. Dagognet (Écriture et iconographie, Vrin, 1973), de J. Goody (La Raison graphique, Minuit, 1979) et de T. Ingold, ce chantier de recherche voudrait  interroger la valeur littéraire, esthétique et poétique de ces différentes lignes, dit autrement en comprendre la chorégraphie textuelle et imaginaire. Nous employons le terme de « chorégraphie » dans son acception première, qui est « l'art d'écrire la danse » (R.-A. Feuillet, Chorégraphie, ou l'art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs, 1700).  En effet, bien que la ligne textuelle induise l'idée d'un imaginaire graphique qui rapproche la page du tableau plus que de la scène, les lignes idéelles ou encore les nouvelles technologies imposent de (re)penser ces lignes qui connaissent l'ivresse du mouvement virtuel, et se rapprochent dès lors autant du trait que du geste qui les initie ou que de celui qui les efface. La prise en compte du mouvement sera donc pour nous une ligne de conduite intellectuelle à tenir. L'exemple des lignes que les personnages de flâneurs dessinent à travers leurs déambulations, montre que leurs inscriptions graphiques créent un imaginaire territorial singulier qui, du même coup, territorialise textuellement le personnage par la mise en place d'un cadre particulier. C'est dire que l'univers romanesque inféodé ici à la ligne tracée par le flâneur, est posé comme un cadastre, tout en apparaissant constitutif du personnage. Ainsi la ligne de l'un devient-elle la ligne de l'autre dans un phénomène de coalescence.

On le voit, ce chantier considère la littérature comme un exercice graphique au sens fort du terme dans lequel la ligne (droite ou non) joue sur toutes les "scènes" de la vie parce qu'elle valorise de facto une chorégraphie particulière et un cadrage unique de la réalité, recomposant de cette façon perpétuellement le monde. Il plaide en faveur de l'union de l'idée, du geste et de la graphie. Cette mixité du corps et de l'idée soutenue et véhiculée par la ligne — qui n'est pas sans rappeler la note de musique sur la portée —, impose d'envisager la question sous différents angles critiques, c'est pourquoi ceux-ci, s'ils sont toujours textuels, emprunteront à la sémiologie et la philosophie (B. Gervais), à l'ethnocritique (J.-M. Privat), à l'histoire des idées (V. Cnockaert) et, de manière ponctuelle, à l'histoire de l'art.