L’ethnocritique est une démarche d'analyse définie comme « l’étude de la pluralité et de la variation culturelle constitutives des œuvres littéraires telles qu’elles peuvent se manifester dans la configuration d’univers discursifs plus ou moins hétérogènes et hybrides » (Cnockaert, Privat, Scarpa, 2011; 2). Plus spécifiquement, son objet d’étude est la mise en forme des contenus parfois refoulés de la culture et, surtout, de ses réappropriations textuelles. Il faut le dire, l'ethnocritique n’a pas vocation à se réduire à une simple collecte de détails culturels devenus vestiges d'une culture passée, ni à un repérage dans le roman des grands thèmes de prédilection de l’anthropologie ou de l’ethnologie (système de parentés, classe d'âge, rituels sociaux, techniques du corps, etc.). La particularité de cette approche repose sur le fait qu’elle vise à analyser, suivant la mise en garde épistémique de Bourdieu, « tout ce que le récit doit à la réinterprétation que son auteur fait subir aux éléments primaires », les éléments culturels recevant un nouveau sens en raison « de leur insertion dans le système de relations constitutif de l’œuvre » (Bourdieu, 1987).
Si l’ethnocritique s’intéresse aux variations culturelles et à leur architectonique discursive, c’est avant tout parce qu’elle considère, entre autres, « les altérités culturelles et les folklores indigènes non comme de pures et simples formations idéologiques (erreurs populaires, stupides préjugés, superstitions obscurantistes, croyances de bonnes femmes, etc.), mais comme autant de "conceptions du monde et de la vie", selon la formule de Gramsci » (Privat & Scarpa, 2018). Chaque formation culturelle, « légitime » ou non, est susceptible d'une analyse ethnocritique. Il n’est pas question de choisir entre un peuple fantasmé, dont la culture populaire serait à l’origine de toute création culturelle, et un modèle élitiste qui voudrait que toutes les formes de la culture circulent de haut en bas. Il s'agit avant tout de prendre l'intraculturel de l'œuvre tel qu'il se donne à lire et (parfois) à entendre, sans jamais perdre de vue que la littérature non seulement n'est pas indépendante des transactions symboliques et culturelles propres à son champ, fussent-elles asymétriques et inégales, mais en tire même profit.
Il y a bientôt trente ans maintenant paraissait le premier grand ouvrage de l’ethnocritique. Avec son Bovary Charivari. Essai d’ethno-critique (Privat, 1994), Jean-Marie Privat posait les jalons de cette nouvelle démarche qui allierait ethnologie du symbolique et poétique du littéraire, et qui s’organiserait autour des problématiques de l’acculturation et de la revanche du symbolique − qui prend la forme du charivari dans le Madame Bovary de Flaubert. Suivant les traces de l’anthropologie moderne – qui a délaissé les terrains exotiques au profit d’une redécouverte des formes d’altérités les plus proches −, cette posture analytique s’inscrit « dans un vaste mouvement historique et épistémologique de relecture des biens symboliques : histoire du quotidien et microhistoire, sociologie des pratiques culturelles et ethnologie de l'Europe, génétique des textes et dynamique des genres, polyphonie langagière et dialogisme culturel, etc. », dont l'objectif est d'étudier la multitude de micro-cultures à partir de laquelle se façonne perpétuellement la grande Culture, qui n'est jamais d'une « autosuffisance symbolique totale » (Privat, 1994; 12).
Voir : https://ethnocritique.com/presentation-generale-ethnocritique.
À la suite des travaux de Privat - et aussi ceux de Marie Scarpa après lui - la voie était désormais ouverte pour « une ethnologie de la culture et des biens symboliques, pour une ethnologie des pratiques culturelles les plus légitimes, pour une ethnologie de la littérature, bref, pour une ethnocritique » (Privat, 1994; 9). C’est dans ce sillage que l’ethnocritique s’est peu à peu constituée en groupe de recherche, voire en école avec des séminaires, des mémoires de maîtrise et des thèses en cours ou publiées depuis le début des années 2000 (par exemple : Drouet, 2011; DelmotteHalter, 2018; Fouchet, 2021). Dans les dernières années, la richesse de l'ethnocritique et sa diffusion dans les universités québécoises ont aussi permis le développement de tout un réseau canadien, notamment à Montréal. Les liens fructueux avec l'Université du Québec à Montréal, par le biais des recherches de Véronique Cnockaert, ainsi qu'avec l'Université de Montréal, via les travaux de Sophie Ménard, ont donné lieu à plusieurs échanges importants, dont on peut retrouver les traces, entre autres, dans les différents séminaires collectifs : mentionnons simplement les différents dialogues qui ont eu lieu à l'EHESS depuis plus d'une douzaine d'années maintenant.
Voir : http://ethnocritique.com/index.php/fr/evenement-cours/seminaire-ethnocritique-de-la-litteratureehess-2010-2011 ou http://ethnocritique.com/index.php/fr/evenement-cours/seminaire-ethnocritique-de-la-litteratureehess-2011-2012
Cette première édition des Rencontres a donc pour objectif de faire le point sur les avancées de la discipline tout en mettant de l’avant les voix émergentes et ses nouveaux objets d'études (etnocritique et sound studies, ethnocritique et gender studies, ethnocritique et arts, ethnocritique et enseignement, réception de l'ethnocritique, etc.). Cette réunion conviviale est ouverte donc aux chercheurs et aux chercheuses universitaires des cycles supérieurs et aux nouveaux docteurs, dont le travail ou les recherches, pratiques et/ou théoriques, abordent ou relèvent des questions posées par l’ethnocritique et/ou l'anthropologie de la littérature et des arts. Nous invitons les contributeurs et les contributrices à explorer les axes suivants à partir d’études originales (cette liste est non exclusive et non exhaustive) : L’homologie entre rite et récit Le personnage liminaire L’oralité/l’auralité/la littératie L’imaginaire de la ligne L’ensauvagement scripturaire et les écritures ensauvagées La revanche symbolique La culture populaire et le carnavalesque La littérature orale (contes, berceuses, etc.) / la littérature écrite La polyphonie culturelle Logogénétique Devenir-écrivain.e Coutume et destin (Verdier, 1995) Domus / Saltus / Campus Intersigne / intrasigne / mantique du récit Roman de l’ultimité / paradigme des derniers (Fabre, 2011) L’autre de l’art/ l’art des autres (Fabre, 2017) Ethnocritique et littérature jeunesse Ethnocritique et arts (cinéma, peinture, etc.) Ethnocritique de la littérature québécoise Nous prioriserons les travaux s’inscrivant directement dans le champ de l’ethnocritique et/ou de l'anthropologie de la littérature. Cependant, pour tracer les contours de la discipline et permettre le débat interdisciplinaire, nous pouvons accepter des propositions qui touchent aussi à des problématiques relevant de la sociocritique, de la sociologie, de l’ethnologie, des études culturelles ou sur le genre, ou toute autre discipline connexe et complémentaire.