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Ce projet de recherche porte sur les représentations littéraires en France, de 1870 à 1945, du «souci d’autrui» (care) que manifesteraient davantage les femmes que les hommes (Gilligan, 1982; Clement, 1996). Il s’agira de montrer le caractère à la fois essentiel et problématique dans la conception moderne du travail féminin perçu comme «service» dont bénéficient le plus souvent les autres, tant dans la sphère domestique que dans le milieu professionnel.
Depuis la modernité littéraire du XIXe siècle s’impose et continue de s’imposer dans la littérature une multitude de figures féminines au travail qui se présentent comme au service d’autrui en sacrifiant leurs propres aspirations. Or, dans une société qui a vu l’éclosion du capitalisme moderne ainsi que l’apparition des femmes dans le monde du travail, il semble qu’elles aient participé au social en réinscrivant des gestes et des pratiques qui ont à voir avec le soin ou la sollicitude, souvent perçues comme le prolongement d’un être-femme maternel, ou dans ses variantes filiales, sororales, charitables. Si le souci de soi comme formation d’une identité singulière s’est trouvé au cœur de la pensée foucaldienne pour poser la question du sujet, il est temps de se pencher sur le souci d’autrui en ce qu’il occuperait les femmes de façon essentialiste, et qui serait à la base de leur engagement dans la société industrielle et post-industrielle depuis le XIXe siècle. S’il est nécessaire, comme le montre avec force la philosophe du care J. Tronto (1993), de repenser le cadre conceptuel et social qui a mené à l’éviction du care comme souci d’autrui du champ moral et politique, en rendant compte de façon naïve de cette dimension importante de l’activité humaine et particulièrement des femmes, n’y a-t-il pas un danger à penser les femmes au travail dans une position «maternante» hautement discutable? Ce genre de travail, bien que revalorisé par une pensée du care, n’est-il pas confiné à une essentialisation qui lie le féminin au service des autres? Nous nous proposons de retourner aux sources littéraires historiques du travail féminin basé sur une ancillarité sacrificielle qui vise le soin prodigué à autrui. Cette image et ce rôle féminins de donneuse de soins, bienveillante envers ceux et celles qu’elle sert, ont nourri l’imaginaire littéraire dans la modernité où, dès la fin du XIXe, les femmes entraient sur le marché du travail. Dans cet accès au travail rémunéré, les femmes auraient su exploiter des qualités de soin ou de sollicitude propres au «deuxième sexe».
Les études sur le care tentent actuellement de redonner au féminin sa place dans l’économie, mais n’ont pas encore permis une réflexion systématique sur la violence historique faite aux femmes dans leur position de soignantes, ni une analyse des modes de rébellion auxquels elles ont recouru pour sortir de ces postures traditionnelles. Si les études contemporaines veulent réaffirmer l’importance d’un féminin au service d’autrui, la littérature de l’époque moderne se consacrant à l’implantation du travail féminin dans le social et le politique nous montre combien les textes littéraires, notamment le roman, mettaient déjà en garde contre ces images et figures du care si importantes, en présentant une multitude de représentations ambiguës de servantes. Ce sont ces figures ambivalentes quant à leur destin féminin dans l’accomplissement du travail qui retiendront particulièrement notre attention.
Par l’analyse littéraire des œuvres, informée de l’histoire des femmes et des mouvements d’émancipation, ainsi que des théories sur les identités sexuelles, il s'agira de comprendre les enjeux de l’identité genrée dans le travail vu comme «service», ses fluctuations et ses métamorphoses durant la période à l’étude.