Automne 2016
Mardi de 14h00 à 17h00
Lorsque Freud, dans le cas célèbre de l’Homme aux rats, a voulu rendre compte de la pensée obsessionnelle, dans sa complexité et sa logique spécifique, il a eu recours aux œuvres de Gœthe, Shakespeare, Ibsen. Son patient, Ernst Lanzer, n’était d’ailleurs pas indifférent à la littérature (le roman d’Hermann Sudermann, Le souhait, avait fait sur lui, paraît-il, une grande impression) et Freud s’est senti libre au cours de son traitement de lui donner à lire un roman de Zola; précisément La joie de vivre (cf. S. Freud, L’Homme aux rats. Remarques sur un cas de névrose de contrainte). L’histoire ne dit pas quels bénéfices Ernst Lanzer, alias «l’Homme aux rats», put tirer des conseils de lecture de son médecin. Cependant, la place qui est donnée à la littérature dans le cas de l’Homme aux rats n’est pas tout à fait habituelle. Bien sûr, dans toute son œuvre, Freud ne cesse de s’en remettre aux grands écrivains —Gœthe, Shakespeare et Ibsen sont souvent cités par Freud— et c’est un fait reconnu depuis longtemps que la littérature n’a pas seulement une fonction «illustrative» pour l’invention de la psychanalyse. Cependant, l’Homme aux rats demeure un cas où la littérature est sollicitée avec beaucoup d’insistance. On y retrouve en filigrane Le jardin des supplices d'Octave Mirbeau; Jules César et Hamlet de Shakespeare; Le Comte de Monte-Cristo de Dumas; Faust et Poésie et vérité de Gœthe; Le souhait d’Hermann Sudermann; Le petit Eyolf d'Enrik Ibsen; La joie de vivre d'Émile Zola. Dix ans plus tard, en 1919, lorsque Freud publie son texte célèbre sur l’inquiétante étrangeté, les superstitions obsessionnelles de l’Homme aux rats sont mises côte-à-côte avec les textes de Schiller et Hoffmann (cf. S. Freud, L’inquiétante étrangeté).
Dans l’histoire de la psychanalyse, la rencontre entre littérature et pensée obsessionnelle semble d’ailleurs se confirmer au moment où Lacan inaugurait les premières années de son séminaire, entre 1951 et 1953, lorsqu’il proposait de relire le cas d’Ernst Lanzer à la lumière des mémoires de Gœthe, Poésie et vérité, faisant écho à deux autres textes de Freud: «Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité» et «Le roman familial des névrosés » (cf. J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose). Plus tard, en 1961, au moment de conclure tout un séminaire dédié à la question de l’identification (cf. Le Séminaire, livre IX, L’identification, inédit), Lacan lisait devant son auditoire un chapitre quasi entier du roman de Blanchot, Thomas l’obscur, en prenant pour arrière-plan clinique… l’Homme aux rats. Faudrait-il donc lire Thomas l’obscur avec l’Homme aux rats? C’est du moins ce qu’il faudrait décider, si l’on est conséquent, et pour peu que l’on prenne au sérieux une proposition qui, de la part de Lacan, risque de nous mener beaucoup plus loin qu’une simple intuition de lecture. Donc Blanchot avec l’Homme aux rats? Et pourquoi pas Blanchot… en obsessionnel? La question mérite d’être posée —d’abord parce qu’elle ne l’a jamais été— comme si personne n’avait décidé de prendre au sérieux, jusqu’à maintenant, ce que cela peut bien impliquer que de lire Blanchot en prenant pour arrière-plan un texte clinique qui n’est rien de moins que le texte paradigmatique pour l’intelligence de la névrose obsessionnelle. Mais la question ne devrait-elle pas être posée devant chacun des textes qui sont apparus dans cette histoire? Après tout, lire Hamlet comme un drame obsessionnel —comme le suggère Lacan (cf. J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation)— cela ne se fait pas sans impliquer un certain angle de lecture, un cadre d’analyse, pour ressaisir la logique d’une œuvre fondatrice de la modernité. Or, le fait que ces textes aient été désignés parmi les œuvres de Shakespeare, Gœthe, Hoffmann, ou encore Blanchot, nous invite à penser que la névrose obsessionnelle n’est pas seulement une réalité clinique. Son invention théorique, par Freud, semble plutôt suivre un itinéraire de lecture qui remonte le cours de la modernité; et en particulier la modernité littéraire.
Et si la théorie de la névrose obsessionnelle devait s’inscrire parmi les grandes lectures de la modernité? Et si la modernité était… obsessionnelle? C’est pour tenter de répondre à cette question que ce séminaire propose de reconstruire l’arrière-plan littéraire qui sous-tend —de Freud à Lacan— l’invention théorique de la névrose obsessionnelle. En cela, il s’agit d’être attentif au contexte théorique qui entoure en psychanalyse la lecture des écrivains; de façon à nous rendre intelligible la position subjective de l’obsessionnel et son articulation à une œuvre littéraire. En retour, il s’agit de nous interroger sur le cadre de lecture qui est impliqué au moment où la psychanalyse nous invite à lire Hamlet (Shakespeare), Poésie et vérité (Gœthe) ou Les élixirs du diable (Hoffmann) comme l’expression d’un drame obsessionnel.
Nous verrons que la pensée obsessionnelle n’est pas seulement une anomalie ou une extravagance de la pensée: elle a quelque chose à voir avec la pensée elle-même. Non seulement parce qu’elle rend compte de la division du sujet dans ses rapports avec sa propre conscience, mais aussi parce qu’elle met en valeur, comme disait Lacan, «l’effet du discours à l’intérieur du sujet». L’obsessionnel est un penseur; mais c’est un penseur qui ne se dégage pas de l’angoisse et de la rumination mentale. Il est la pensée, la cogitation incessante, l’agitation de la conscience. C’est pourquoi il importe de mettre en valeur l’imaginaire de la pensée obsessionnelle à la lumière des textes littéraires qui accompagnent l’histoire de la psychanalyse dans son effort théorique pour cerner la logique de la pensée obsessionnelle, et le caractère spécifique de la détresse que l’obsessionnel met en scène. Enfin, il s’agit de ressaisir ce que cela implique quant à l’organisation symbolique du drame obsessionnel et constitue le mobile de son écriture: l’enchevêtrement des pensées superstitieuses et du raisonnement logique; la projection d’un imaginaire de la répétition et l’obsession du double ; la division de la conscience et de l’agir; le martèlement des remords et des scrupules; la hantise du crime inconscient et de la culpabilité; l’angoisse du sujet et la mort en sursis; etc.