Propulsé par Drupal

A-2019 - L’imagination de la théorie

Individu·s lié·s: 
Horaire du séminaire: 

Automne 2019

Département d'études littéraires - UQAM

PROBLÉMATIQUE

Quelle est la fonction de l’imagination dans l’élaboration d’une oeuvre théorique? Faut-il se défier de l’imagination dans une oeuvre de pensée —entre l’oeuvre d’ouverture d’une intuition théorique et l’oeuvre de clôture, fût-elle provisoire, d’une pensée élaborée, construite et argumentée? À quel moment se rencontrent l’expérience d’une imagination libre et déliée et l’orientation d’une démarche objectivable et raisonnable? Ces questions ont elles-mêmes une histoire. On sait, depuis Freud, qu’il y a un sujet du discours théorique en tant qu’une théorie s’écrit et s’inscrit dans une histoire qui n’est pas seulement l’histoire de la pensée, des idées, ou de la science, mais l’histoire de sa propre élaboration subjective. C’est dire que d’être écrite une théorie met en jeu un désir et qu’elle s’enlève sur le fond plus obscur et plus secret des nécessités en cause où se joue l’imagination de la théorie. Là où dans l’obscurité d’un savoir ouvert on s’écrit «Plus de lumière!» selon les derniers mots de Goethe. Cette lumière se fait parfois au risque de la pensée. Car toute pensée théorique (tout théorie qui implique une pensée véritable) n’est pas seulement portée par le souci de la méthode et de l’objectivité, mais se révèle parfois soumise à des mouvements internes que le discours de la raison hésite à reconnaître: l’angoisse de penser et le jeu des idées obsédantes, des intuitions tenaces, ou des hypothèses fragiles, encore mal démêlées de l’imagination qui les a vus naître; tout ce qui se dessine en amont d’une pensée qui échappe au contrôle de la raison, et qui n’en est pas moins du ressort de la pensée; un gai savoir, peut-être, mais un gai savoir inquiété par cela même qui l’agite. C’est pourquoi dire qu’il y a un sujet du discours théorique, c’est d’emblée nous retrouver en équilibre sur un fil. S’il y a un sujet du discours théorique, si la notion même de sujet implique qu’il y ait de l’inconscient, si toute théorie est traversée par l’imagination, le désir ou l’angoisse de penser, c’est aussi envisager que toute théorie peut être éventuellement suspecte. L’imagination de la théorie est-elle la version impure de la théorie? Où s’arrête la valeur «théorique» d’une théorie? Où commence le délire de pensée? À quel moment un système raisonné se traduit-il par une élaboration paranoïaque? Dans quelle mesure la paranoïa elle-même n’est pas une élaboration théorique —suivant l’avis de Freud qui estimait qu’un délire paranoïaque est comparable à un système philosophique déformé? Ces questions peuvent sembler sans issues. Elles sont néanmoins au centre des préoccupations les plus actuelles si l’on se fie à Évelyne Grossman qui a souligné l’acuité théorique de l’hypersensible; ou encore, si on se fie à Georges Didi-Huberman qui a fait de la nécessité d’imaginer un véritable argument critique capable de faire bouger les concepts les plus solidement établis. À nouveau les questions se multiplient. Quelle est la valeur critique d’une interprétation jugée excessive, mais néanmoins défendable? Où donc s’arrête l’objectivité d’un savoir critique? Que peut l’imagination que l’on suppose plus libre au regard des limites de la théorie? Ces questions nous invitent à nous demander ce qu’est au juste une théorie (qui n’est pas non plus une philosophie, mais quelque chose qui vise à une fonction plus spécifique vis-à-vis d’un réel qu’il faut contenir pour s’y orienter). En ce sens, on pourra se demander si une théorie n’obéit pas moins à une fonction d’explication qu’à une fonction de figuration. À tout le moins, lorsqu’une théorie est envisagée sous l’angle d’un risque critique qui ne se joue pas seulement au niveau du discours et de l’argumentation, mais aussi au niveau de l’imagination où se joue la fragilité des hypothèses et la nécessité, parfois insondable, qui fait qu’en dépit du sens commun on hésite à ne rien lâcher.

OBJECTIFS

Dans le cadre de ce séminaire, nous verrons qu’une théorie du mimétisme animal, qui relève d’une observation tout à fait soutenue dans le champ des sciences naturelles, n’en passe pas moins, chez Roger Caillois, par une écriture autobiographique. Chez Caillois, le monde des insectes, qu’il observe, se prête à une imagination de l’intériorité subjective, une théorie des formes et du regard, un savoir tout à fait capable d’objectivité et de scientificité, mais néanmoins conçu à travers le prisme d’une pensée anxieuse et en partie obsessionnelle (ou «psychasténique» pour reprendre le terme de Caillois). Nous verrons qu’une théorie de l’art peut naître de la hantise la plus intime et la moins facilement avouable, chez Georges Bataille, entre théorie anthropologique de l’art pariétale et théorie de la modernité artistique, mais aussi entre observation esthétique et élaboration fictionnelle. Chez Bataille, la théorie de l’art relève de la rencontre entre les images et le choc de l’expérience, mais c’est aussi là qu’il faut interroger la rencontre entre fiction et théorie: à savoir, lorsqu’une oeuvre théorique s’accompagne d’une oeuvre de fiction, comme c’est le cas chez Bataille, la théorie ne sert pas à «légitimer» ou à «expliquer» l’oeuvre de fiction, mais c’est l’oeuvre de fiction qui donne à la théorie tout un arrière-plan qu’il nous faut apprendre à exhumer. Nous verrons, avec Freud, et dans le prolongement de l’oeuvre de Bataille, qu’une théorie peut émerger au plus près du désordre d’une existence, mais nous verrons aussi que c’est au contact du désordre de l’existence de l’autre… qu’une théorie nécessite de se construire. À la lecture d’un cas célèbre, rapporté par Freud, nous verrons que les chemins qu’emprunte la pensée infantile conduisent aussi à des théories, mais des théories anxieuses qui sont des égarements à travers le cauchemar de l’enfance. Nous verrons également, avec Freud, qu’il faut accorder une attention particulière à l’oeuvre d’écriture quand l’écriture de la théorie ne vise pas seulement à expliquer ou à défendre une pensée, mais participe de son élaboration et de sa construction. Nous verrons que c’est là encore que se pose toute la question des rapports entre élaboration fictionnelle et élaboration théorique, fiction et vérité. Nous verrons, enfin, avec Barthes comment se nouent l’analyse des images de la photographie et le roman intime, voire pudique, d’une écriture qui se déroule sur le plan du journal, de l’autobiographie ou du roman personnel. Nous verrons comment une théorie (en l’occurrence une théorie sémiotique se donnant pour objet la «photographie») peut élaborer tout à la fois un savoir théorique sur l’image photographique en même temps qu’un savoir sur soi-même. Un savoir qu’il s’agit de défendre sur le plan de la justesse théorique, mais qui parle néanmoins de ce dont on peut… à peine parler.

Statut du séminaire: 
Terminé