Nous étudions les personnages historiques d'aventuriers dont l'action se situe principalement au Canada durant le XVIIIe siècle, en soulignant ce qui le distingue des aventuriers européens. Pour cela, nous comparons les parcours et discours d'une trentaine d'individus repérés dans nos travaux antérieurs et dressons, au terme d'une analyse prosopographique, socio-institutionnelle et discursive le portrait-type de l'aventurier canadien. En quoi sont-ils le produit d'un siècle et d'un contexte géopolitique, mais aussi, comment agissent-ils sur leur milieu et transforment-ils la société qui les accueille ou les rejette?
Nous faisons l'hypothèse qu'entre la norme et sa subversion, l'aventurier canadien crée un nouvel espace de référence et d'innovation dans des champs aussi variés que la culture, l'industrie, le commerce, la médecine, la politique, ou même parmi le clergé. Une vision positive de l'aventurier est possible : sans l'aventurier, sans ses tribulations et les utopies qu'il a promues sur le continent, l'Amérique du Nord aurait-elle pu se reconfigurer comme elle l'a fait au terme du XVIIIe siècle?
Nos aventuriers sont militaires (d'Iberville, Beauchêne, Sagean, Lahontan, Johann de Kalb, Saint-Luc de Lacorne), espions ou faussement accusés d'espionnage (Pichon- Tyrell, Roubaud, Johann de Kalb, du Calvet, Cazeau, Laterrière, Mesplet, Jautard), juges ou fonctionnaires (du Calvet, Haldimand), médecins et/ou autobiographes (Laterrière, Piuze, Beauchêne), négociants ou entrepreneurs (Cazeau, Quesnel, Laterrière), journalistes, auteurs ou imprimeurs ou diplomates (Mesplet, Jautard, Crèvecoeur, de Nancrède, Grasset de Saint-Sauveur) ou religieux (Bailly de Messein, Huet de la Valinière). Ils sont nombreux à avoir transité par les colonies américaines.
À ces hommes d'action, il convient d'ajouter un certain nombre de femmes dont nous ne connaissons que quelques détails biographiques, mais dont les œuvres, le caractère et le comportement méritent de figurer au palmarès de l'aventure canadienne (c'est là un des aspects de l'originalité de notre projet). Certaines comme Madeleine de Verchère ou Marie-Joseph Legardeur de Repentigny sont plus connues que Marie Mirabeau et Marie- Anne Tison (les deux épouses successives de l'imprimeur Mesplet, elles-mêmes imprimeurs), Catherine Delezenne, concubine de Laterrière, Esther Brandeau, femme juive déguisée en homme et se présentant sous l'identité de Jacques La Fargue, ou encore les premières Canadiennes qui se risquèrent à écrire, notamment dans les gazettes.
Quelles que soient leurs catégories professionnelles, tous ces individus ont eu un rapport avec l'écriture et ont laissé des manuscrits ou des imprimés : c'est précisément sur ce critère que nous les avons sélectionnés parmi tant d'autres individus au profil d'aventuriers (mais qui n'ont pas laissé d'archives personnelles de leurs aventures). Nous les avons aussi choisis parce que chacun d'entre eux, à sa façon, a contribué à transformer son pays natal ou d'adoption, dans un rapport parfois ambigu à la fratrie et à la patrie. Nonobstant la part d'intérêt personnel, voire le cynisme de certains (Tyrell, Roubaud, de Nancrède), tous ont participé à la fondation d'une « collectivité neuve » en Amérique. Entre l'époque de la Nouvelle-France, la « Province of Quebec », puis le Bas- Canada, ils ont fait leur marque en politique, en économie, dans la culture ou dans les professions libérales. La plupart se sont illustrés dans les lettres et l'édition : Mesplet, Jautard, Mézière, Quesnel, Lacorne, de Nancrède, Grasset, etc. D'autres ont proposé une nouvelle constitution (du Calvet), d'autres encore ont tâché de réformer une profession, un art ou une institution : Bailly de Messein dans l'Église et l'éducation, Laterrière en médecine, Quesnel en poésie et en théâtre, etc. D'autres comme Lahontan ont ouvert la voie à l'ethnographie et ont inspiré les Philosophes. D'autres, plus modestement, ont témoigné par leurs actes ou par leur seul comportement d'une forte implication dans la Cité. Ce sont des religieuses parfois nommées « amazones », ou « aventurières de Dieu », ou des religieux hors-normes (de la Valinière, Veyssiere, Berthiaume). Ce sont aussi des femmes d'imprimeur ou de médecins, ou encore des pasionarias (telle cette femme de l'île d'Orléans qui soutenait les Bostonnais en 1775-1776 et qu'on appelait « la Reine de Hongrie »). Il s'agit enfin d'auteures sous pseudonymes : briser le « gender », quitter la « modestie » à laquelle on les contraignait constituait toute une aventure pour les premières femmes de lettres.