Le 19e siècle est l’ère du « triomphe de la bourgeoisie » (Marx), un triomphe qui bouleverse discours et pratiques économiques. Les modes de légitimation des positions sociales changent : aux dépenses somptuaires typiques de la noblesse de l’Ancien Régime se substitue une valorisation de la dépense productive et du placement, et de manière générale, une instrumentalisation du rapport à l’argent. Pourtant, à mesure qu’avance le siècle et que se démocratise une certaine aisance économique, la bourgeoisie cherche à nouveau à introduire des différences, à se positionner socialement par sa gestion de la dépense. C’est ainsi qu’après avoir récusé le faste des nobles, la classe moyenne réinvente des pratiques luxueuses, ostentatoires, certes, mais aussi « utiles » du point de vue du capital symbolique qu’elles permettent d’acquérir (Perrot, 1992). La fin du siècle, à cet égard, apparaît comme une période particulièrement intéressante. C’est en effet pendant la IIIe République que naît en France ce que nous appelons aujourd’hui la société de consommation. Après une période de stagnation durant le Second Empire, le revenu moyen des ménages s’envole, la portion des biens consacrés aux loisirs et au superflu croît, le crédit se développe (Walton, 1992). Le circuit marchand prend une expansion inédite, soumettant à sa finalité propre le monde des objets et des pratiques consommatrices. Dans les discours, la naissance de la société de consommation marque le début de la modernité économique, qu’on pourrait définir comme l’apparition de la conscience du marché, conscience que tout s’achète et que tout peut être marchandise. Dans ce cadre, la consommation devient plus que jamais un opérateur de hiérarchisation, et les objets, des instruments de la « production sociale des différences » (Baudrillard, 1986 [1970], 123; voir aussi Sombart, 1967 [1913]). Ils sont surinvestis, porteurs d’une symbolique qui va bien au-delà de leur valeur d’usage. Mais d’emblée, ce surinvestissement pose problème, car dans un contexte où le marché étend son emprise sur toutes les sphères de la vie, comment posséder un objet qui ne soit pas répandu à des milliers d’exemplaires, banalisé, privé de signification? En un renchérissement paradoxal constitutif de la société de consommation, le luxe, rêve d’un objet unique qui échappe aux circuits de la fabrication en série, devient une stratégie d’affirmation de soi. La matérialité doit, pour être significative, ne pas simplement imiter les catalogues des grands magasins. Le bourgeois éclairé qui veut exprimer son individualité par son décor ou ses vêtements doit se fournir non dans le circuit de la grande consommation, mais dans celui de la consommation restreinte, réservé aux élus qui ont argent et bon goût. Le développement soutenu de ce circuit de consommation restreinte est donc directement lié à l’existence nouvelle de la consommation de masse. C’est parce que tout semble absorbé par le marché et par l’uniformisation de la fabrication en série que le luxe retrouve un sens. Pourtant, un paradoxe gît au fondement de cette aspiration luxueuse. Le luxe se fantasme comme un en-dehors de l’économie mais il a besoin, pour être reconnu, d’être évalué relativement à d’autres niveaux de richesse, d’être intégré dans le circuit économique. L’individu qui tente de se singulariser grâce au luxe doit malgré tout tirer sa reconnaissance du regard d’autrui, il continue à participer à la même échelle de valeurs. Par conséquent, le renchérissement continuel vers plus de richesse ne mène pas à la sortie hors du circuit marchand, mais à la production d’une hyper-marchandise. Pour l’individu moderne, il n’y a jamais d’en-dehors de l’économie.
Vivant de l’intérieur l’essor de la société de consommation, les écrivains, et en particulier ceux de l’avant-garde symboliste et décadente, répondent de manière massive à cette nouvelle donne du discours social. Des Goncourt à Mallarmé en passant par Huysmans, Bourges, Lorrain, Rachilde, de Gourmont, Montesquiou ou Rodenbach, tout un pan de la littérature autour de 1900 est occupé de bijoux, de vêtements, de meubles et autres bibelots. Les représentations littéraires du luxe suivent-elles le modèle mercantile, sont-elles aspirées par cette omniprésence du circuit marchand? En fait, plusieurs représentations coexistent dans l’avant-garde décadente et symboliste. Ce programme de recherche a pour objectif d'en identifier les principales et de les analyser.
Je fais l’hypothèse qu’à travers la représentation des objets précieux, les écrivains traitent des rapports conflictuels entre l’art et le social et objectivent le rapport problématique à l’économie qui est le leur. L’analyse des représentations de la richesse me conduira à mieux théoriser la position qu’occupent dans nos sociétés modernes la littérature et l’art, pratiques symboliques qui trouvent une partie de leur sens dans la tension qu’elles instaurent entre l’échange marchand et le don pur.