Le Livre surréaliste n’a presque jamais un seul auteur : fruit d’une collaboration qui crée un nouveau rapport entre texte et image, il appelle une autre manière de l’étudier qui prenne en compte cette réalité, elle-même éclairée par les perspectives ouvertes par les études sur le genre. Aussi le principal objectif de la présente recherche est-il de repenser l’objet livre surréaliste en termes de démarche collaborative, de genre et de dispositif texte/image. Les recherches d’Henri Béhar, Renée Riese Hubert, Lothar Lang et Yves Peyré, entre autres, ont éclairé la place privilégiée prise, au sein du mouvement surréaliste, par la collaboration entre écrivains et artistes visuels dans l’élaboration d’une nouvelle esthétique. Celle-ci se situait au-delà des frontières artistiques, médiatiques et génériques. L’échange instauré entre deux créateurs y prend forme dans ce qu’on appelle aujourd’hui communément le « livre d’artiste ». Ces collaborations entre auteurs et artistes aboutissant aux grands classiques du Livre surréaliste (tels Facile d’Éluard et Man Ray et Parler seul de Tzara et Miró) ont été largement explorées. Il n’en est cependant pas de même des ouvrages créés par deux femmes (Aveux non avenus de Claude Cahun et Moore ; Le Poids d’un oiseau de Lise Deharme et Leonor Fini) ou par une femme et un homme (La Maison de la peur de Leonora Carrington et Max Ernst ; Le Réservoir des sens de Belen et André Masson). Les exemples de collaborations « féminines », d’une part, et « mixtes », d’autre part, sont pourtant nombreux, où les femmes dépassaient les traditionnelles pratiques de l’illustration, de la reliure ou du scrapbooking. C’est pourquoi une réflexion sur des projets de collaboration entrepris à l’initiative d’une femme auteur sollicitant le concours d’un-e artiste visuel-le afin de faire œuvre à deux se trouve placée au cœur de notre projet.
La recherche que je me propose d’entreprendre à ce sujet s’inscrit dans le contexte de la réflexion contemporaine sur le livre comme espace d’innovation et d’expérimentation. Ce dernier présente en effet différents dispositifs selon les rapports qu’y entretiennent les parties textuelles et les éléments visuels (peinture, photographie, dessin) : ces rapports peuvent être analogiques, complémentaires ou dialectiques voire antagonistes. Les études sur les rapports texte/image (Word and Image Studies) dirigent l'attention sur les nouvelles formes qui se déploient dans ce face-à-face entre deux moyens d’expression hétérogènes. L’étude du Livre surréaliste se renouvelle par ailleurs aussi aujourd’hui très activement grâce à la prise en compte de la création au féminin.
La méthodologie que j’adopterai en conséquence visera à mettre en lumière la diversité des œuvres à l’étude (distinctes du livre illustré traditionnel comme de l’objet-livre de facture précieuse). Elle s’appuiera sur la notion de partage, fondée en théorie, permettant de décrire les spécificités du travail collaboratif entre auteures et artistes circulant de manière originale entre les arts et les médias, les genres et les milieux intellectuels de leur époque. Aussi ce projet se situe-t-il à la jonction des études sur l’écriture et la création des femmes au XXe siècle ainsi que sur l’esthétique surréaliste. Il se placera logiquement dans le cadre actuel des études intermédiales, en se concentrant sur le croisement du littéral et du figural au sein de l’espace du livre. De là pourra également découler une interrogation sur notre manière de lire des dispositifs texte/image.
Le présent programme a donc pour objet d’étudier, d’une façon toute nouvelle, l’apport des créatrices surréalistes au livre conçu comme un « creuset » (Y. Peyré), selon différentes modalités de collaboration. Les recherches envisagées ouvriront la voie à d’autres études sur la collaboration interartistique affectant l’histoire du livre et les pratiques de l’illustration. Les résultats de notre recherche viendront ainsi enrichir notre compréhension de l’objet livre dans ses diverses configurations. Ils inscriront un nouveau chapitre dans son histoire entre le livre de bibliophilie cher au XIXe siècle et les pratiques hybrides de nombreux artistes contemporain-e-s.