Les portraits que contiennent les Mémoires de Saint-Simon (1675-1755), colorés, contrastés, emportés, sont pour beaucoup dans la réputation d’écrivain au vitriol qui s’attache à l’auteur, poète de la haine plus que de l’amitié. Dans la thèse qu’il consacrait naguère à la poétique de cette forme enchâssée dans une autre, Dirk Van der Cruysse en comptait plus de deux mille (Le portrait dans les “Mémoires” du duc de Saint-Simon, p. VII). Ce fourmillement d’individus — presque de personnages — esquisse dans la fresque de l’œuvre une véritable société, construite par l’« optique » (Y. Coirault) d’un seul homme, que les portraits n’épuisent pas, bien sûr, mais qu’ils présentent aux pauses du récit.
Cette société de l’œuvre, qui ne se superpose pas exactement à la société « objective » ou extérieure, entretient néanmoins avec elle des rapports certains : l’histoire est référence à une réalité hors du texte, qu’elle désigne et qui l’informe. Plus précisément, les Mémoires en tant que genre, dans la mesure où ils inscrivent un destin particulier dans l'histoire générale, donnent à lire le social comme une équation personnelle : milieu travaillé par des intérêts divergents, trouvant dans leur balance son équilibre provisoire, il oppose au mémorialiste une résistance qui le pousse à écrire ; comme beaucoup d’autres avant lui, c’est lorsqu’il s’est retiré des affaires publiques, aigri de la tournure des choses, que Saint-Simon a entrepris d’en faire la relation. On peut donc voir la société des Mémoires comme lieu privilégié pour une analyse de l’imaginaire social, mais également moral de l’écrivain. Ce réseau de deux mille personnes, qui agissent et s’agitent sous les yeux de l’observateur, et l’engagent en définitive à adopter sa position de « voyeur » et de scripteur, mérite d’être approché dans son organisation (cohérence, cohésion, structure, topographie, typologie, etc.), dans sa dynamique (progrès, déclin, équilibre, renversements, heurts, accords, etc.), dans son ontologie (résonances théologiques, fixité ou mobilité de l’être moral et social, etc.).
Cependant, sur la base de cette analyse générale, ce qui nous retiendra plus particulièrement, ce sont les portraits d’individus singuliers — le terme revient obsessivement sous la plume de Saint-Simon, avec une nuance réprobatrice alliée à une délectation de collectionneur —, des originaux, des excentriques; des êtres qui ne veulent ou ne peuvent se plier aux normes sociales contraignantes, mais qui manœuvrent de manière à échapper à l’exclusion pure et simple. Travestis du dimanche, émules de Lucullus qui se ruinent en délicatesses de bouche, maniaques de tous poils, ils se tiennent à la frontière de l'acceptable, dans un espace limitrophe, indécis. À l’époque de « l’invention de l’homme moderne » (R. Muchembled), quand les règles de conduite se multiplient et que se généralise la discipline intégratrice, cet art de l’inconfort et de la marge fascine sans doute à bon droit; il est lourd de toute une postérité littéraire qui culmine avec Des Esseintes. Par le moyen de ces portraits, de leur place et de leur fonction au sein de la société des Mémoires, c’est la tension féconde entre la norme et l’écart que nous espérons saisir à l’œuvre, vive et critique, chez un Saint-Simon témoin à son insu cette fois d’un phénomène historique et culturel de longue durée.
Ainsi, il s’agira pour nous, dans les années qui viennent, de procéder à une large enquête — sociale, juridique, morale, médicale — sur le discours de la norme et de l’écart dans le premier XVIIIe siècle, qui éclairera le propos de Saint-Simon; puis de produire une étude sur la société des Mémoires, ainsi que sur la nature, le statut, le rôle et le destin des individus singuliers dans cette société. Outre l’éclairage qu’elles devraient apporter à l’œuvre de Saint-Simon, ces recherches devraient encore permettre de mieux comprendre l’expérience de l’individualité naissante à l’aube de l’époque moderne.