Avec la création du programme de recherche The Lower Manhattan Project/ Le projet Lower Manhattan, NT2, ERIC LINT et FIGURA proposent d'analyser le processus de fictionnalisation et de mythification amorcé à partir des événements du 11 septembre 2001. Ce programme de recherche entend suivre la façon dont un événement est construit, mis en récit, en fiction et en image, transformé et mythifié. Il s'agit en somme d'observer l'élaboration d'un mythe en orientant la recherche sur l'esthétisation du 11 septembre 2001 principalement par la littérature, les arts et le cinéma.
Les discours médiatiques de la catastrophe, par la réitération constante des images des attentats et des témoignages des survivants, ont cristallisé le trauma social et politique provoqué par les événements du 11 septembre, marquant une rupture profonde avec le XXe siècle et fondant en partie l'imaginaire du XXIe siècle. L'implication narrative ou visuelle de thèmes fictionnels qui lui appartiennent en propre prépare, sans doute conjointement, la capacité du mythe à se construire, à proposer, par-delà une lecture de surface, sa propre interprétation de l'événement et de son armature. Il est donc essentiel de comprendre les ressorts de la fictionnalisation, et ce qui donne sens a posteriori à la représentation des événements du 11 septembre 2001 et à leur intégration dans un patrimoine culturel commun.
Pour Christian Salmon, commentant Walter Benjamin, aucun événement « n'arrive plus jusqu'à nous sans être accompagné d'explications. Autrement dit, à peu près rien de ce qui advient ne profite à la narration, presque tout sert à l'information 1». Cette constatation pessimiste est elle-même dépassée; d'après lui, le temps réel a tué l'information et le système d'information globalisé ne produit plus que de l'incrédulité. Il devient alors pertinent d'analyser cette incrédulité à l'aune de ce qui a changé et/ou de ce qui est resté identique dans la sphère culturelle des représentations après les événements du 11 septembre 2001. Car peut-être l'« impensable » qui a eu lieu ce matin là n'était-il déjà, comme l'affirme Slavoj Zizek, qu'un « objet de fantasme », et que «ce qui a eu lieu le 11 septembre, c'est l'entrée de cet écran fantasmatique dans notre réalité 2». En ce sens, il s'agit de comprendre en quoi le processus de fictionnalisation d'un événement réel s'inscrit dans la mythification d'un trauma originaire fantasmé bien avant sa réalisation en ce matin fatidique du 11 septembre 2001. En effet, nombreux furent celles et ceux qui comparèrent ces événements à une fiction hollywoodienne.
Devenus dans certains cas un leitmotiv narratif, une référence symbolique, voire une véritable thématique discursive, les événements du 11 septembre 2001 ont envahi l'imaginaire contemporain de façon telle qu'ils réclament études et bases de données sur les façons dont la littérature, l'art et le cinéma se sont « ajustés » ou ont tout simplement « ajusté» l'événement à leur logique narrative. Si d'emblée, dans les années qui suivirent immédiatement, les analyses médiatiques puis les essais se sont taillés la part du lion dans la représentation des événements, les productions artistiques ainsi que les fictions littéraires et cinématographiques consacrées au 11 septembre ont été lentes à se constituer.
Six ans plus tard, ce n'est plus tout à fait vrai. Les représentations du 11 septembre 2001 se sont aujourd'hui enrichies de divers commentaires fictionnels, parmi lesquels figurent plusieurs films spectaculaires comme United 93 (Paul Greengrass, 2006) et World Trade Center (Oliver Stone, 2006), quelques drames plus intimistes comme 25th Hour (Spike Lee, 2002) et Reign Over Me (Mike Binder, 2007), et un nombre grandissant de romans dont Saturday de Ian McEwan, Extremely Loud & Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, La jubilation des hasards de Christian Garcin, The Third Brother de Nick McDonell,Falling Man de Don deLillo, Les moines dans la tour de Roch Carrier, Tuez les tous de Salim Bachi, Windows on the World de Frédéric Beigbeder, et The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz. Et c'est sans compter l'apport poétique de la bande dessinée (In the Shadows of no Towers de Art Spiegelman, World Trade Angels de Fabrice Colin et Laurent Cilluffo, Get your war on de David Rees) et de la production artistique (Freedom Highway d'Emmanuel Madan). Le théâtre n'est pas absent avec la pièce de Michel Vinaver, 11 septembre 2001, ni la poésie (Blind Poet de Lawrence Ferlinghetti) ou la photographie avec Aftermath : The World Trade Center Archive de Joel Meyerowitz. Ces œuvres, qu'elles soient importantes ou dérisoires, nous rappellent toutes à leur façon que le 11 septembre 2001 est bel et bien un événement qui se fictionnalise, avec ses figures propres ou ses thèmes, et qu'il est en voie de mythification.
Le LMP entend analyser comment les courants esthétiques de l'extrême contemporain s'accommodent, déchiffrent et intègrent des œuvres littéraires, cinématographiques, visuelles ou sculpturales en fonction de leur pertinence et de leur originalité dans le traitement fictionnel du 11 septembre 2001. Il est ici question de sonder ce qui se cache derrière « la communauté d'interprétation » et la médiatisation à outrance de l'événement.
Les études des œuvres tenteront de démêler les grandes et les petites orientations narratives, les registres symboliques traités, l'irrationnel ou le rationnel des discours esthétiques impliqués, et de repérer les codes et les symboles engagés. De même chercherons-nous à cerner comment un événement d'une telle ampleur persiste dans le temps tout en subissant le traitement propre au devenir d'un objet esthétique. Les comparaisons avec d'autres catastrophes ayant affecté de vastes populations, le rapport à l'histoire, le processus de mythification, les impacts idéologiques ou les affects exprimés seront également pris en compte.
Le LMP offre une base de données ouverte et consultable en ligne d'œuvres de fiction, d'œuvres artistiques et d'œuvres cinématographiques. Il proposera également un inventaire le plus exhaustif possible du contexte narratif ayant présidé au 11 septembre 2001, tout en identifiant la succession et les variations des questions nouvelles posées.
1. Walter Benjamin, cité par Christian Salmon, Verbicide, Du bon usage des cerveaux humains disponibles, Castelnau le Lez, 2005, p. 9.
2. Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005, p. 38.